Ils se taisent. Du moins devant les journalistes. Cette année aux Rencontres économiques d’Aix-en-Provence, les seuls patrons à accepter de parler de l’économie française à l’épreuve des élections législatives le faisaient en «off», préservés par l’anonymat. Logique: pas question de prendre des risques alors que, pour la première fois dans l’histoire du pays, l’extrême-droite est en position de gouverner. A condition bien sûr que le Rassemblement national l’emporte nettement dans les urnes ce dimanche soir.
Ils se taisent, mais ils n’en pensent pas moins. Tous ont écouté avec attention, vendredi 5 juillet, l’intervention conjointe de la patronne de la Banque centrale européenne (BCE) Christine Lagarde et du Prix Nobel d’Économie Jean Tirole. Tous deux ont, sans surprise, mis en garde contre le décrochage de l’Union européenne en matière d’innovation, de recherche, et d’investissements dans ces domaines, face aux États-Unis et à la Chine. «85% des investissements américains dans l’innovation vont dans le biotechnologie, 50% des mêmes investissements européens vont dans l’automobile. L’Europe n’arrive pas à se positionner sur les secteurs d’avenir» a déploré Jean Tirole.
«Plus d’Europe»
Christine Lagarde et son partenaire ont pourtant tous les deux, et à plusieurs reprises, plaidé pour «Plus d’Europe». Impossible sinon, selon eux, d’atteindre la masse critique d’investissements nécessaires pour affronter l’avenir. Que dire, alors, de la perspective de voir le Rassemblement national gouverner? Ou la gauche radicale, à savoir La France Insoumise, être en position de faire appliquer son programme d’un salaire minimum à 1600 euros nets, contre 1400 aujourd’hui? «Mon inquiétude est surtout l’instabilité qui pourrait résulter de ces élections. La France ne sait pas faire des coalitions et des compromis. Le résultat, le plus souvent, c’est que la colère monte d’un cran.»
Un très intéressant panel a réuni des patrons et des experts sur la question de la confiance et de la défiance. Sur la scène? Jacques Aschenbroich, l’un des dirigeants d’Orange, l’entreprise de télécommunications. «L’entreprise est plus rassurante que le pays pour beaucoup de nos employés. Ils font confiance à leur employeur. Le problème est que beaucoup de gens expriment en revanche un vote de défiance sur les affaires publiques.» Yann Algan, du Cercle des économistes, organisateur de la manifestation, confirme: «Un Français sur cinq seulement déclare avoir confiance dans l’avenir. C’est néfaste pour la prospérité. L’émotion prend une part de plus importante dans le choix politique au détriment des indicateurs rationnels. La crise des «Gilets jaunes», en 2018-2019, reste un marqueur de revendications insatisfaites».
De nouveaux impôts
Un patron d’une entreprise basée dans le Sud s’avance vers nous. Il a fait le calcul: «Aucun des programmes électoraux de la droite et de la gauche radicale ne peut être financé sans lever de nouveaux impôts. Et l’une comme l’autre vont entraîner des turbulences sociales. C’est ce cocktail qui m’inquiète: plus d’impôts et plus d’instabilité.»
Emmanuel Macron, ce n’est pas une surprise, demeure plutôt populaire dans ce cénacle économique. Le ministre des Finances Bruno Le Maire, habitué des rencontres d’Aix, n’avait en revanche pas fait le déplacement cette année. Le fait que le jeune Premier ministre Gabriel Attal ait décidé, après la dissolution, d’enterrer la réforme promise de l’assurance chômage, qui devait diminuer les allocations pour remettre les Français au travail, est perçu comme un renoncement problématique.
Au fond des urnes
Pour ces patrons, la question centrale est celle du lien entre l’entreprise, l’administration et la main-d’œuvre: «L’entreprise reste perçue comme un endroit où l’ascenseur social fonctionne encore en France, poursuit un autre patron. En revanche, le fossé entre les élites parisiennes et le reste de la population est énorme. Ce sont deux mondes.» Une fracture qui risque, justement, de se retrouver au fond des urnes.