Ils ont fait le même rêve. Un rêve en forme d’ours et de drapeau rouge à croix-blanche. Logique: à New Bern (Nouvelle Berne) en Caroline du Nord, nos deux interlocuteurs ne connaissent que cela de la Suisse. Ou presque.
Peter Frey, 59 ans, a tout de même habité à Genève jusqu’à l’âge de trois ans, lorsque son père officiait en Europe comme cadre pour Caterpillar, la firme américaine d’engins de travaux publics. Caramia Valentin, 28 ans, nous bombarde pour sa part de questions sur la Suisse, dans son bureau aujourd’hui déserté, faute de journalistes et d’abonnés, du «New Bern Sun Journal», le quotidien local publié désormais trois fois par semaine, et en difficulté financière chronique. Peter et Caramia ne se connaissent pas. Mais ils partagent le même espoir: que les États-Unis sortent au plus vite de «l’enfer Harris-Trump». Moins de divisions, de colères et d’abus en tous genres: écologiques, sociaux, économiques. Avec, en plus, un vœu identique: en finir avec la spirale qu'ils dénoncent, celle de «l’abêtissement généralisé» de leur pays.
Nous avons depuis notre départ de Naperville, au sud de Chicago, raconté la campagne présidentielle américaine à travers les yeux d’Américains ordinaires. Nous les avons souvent rencontrés chez eux, où les photos de famille côtoient, parfois, des tracts pour l’un ou l’autre candidat. Même exercice ici, dans cette ville de 30'000 habitants dont le nom est irrémédiablement associé à la Suisse et à sa capitale. New Bern est l’un des principaux ports fluviaux de Caroline du Nord, sur la très large rivière Meuse qui se déverse dans l’Atlantique. Elle est aussi l’ancienne capitale de cet État clé pour le scrutin du 5 novembre. Crée en 1710 par le baron de Graffenried, aristocrate bernois, la colonie de New Bern a participé à la fondation des États-Unis. Puis entre 1861 et 1865, la guerre civile entre sudistes et nordistes a failli l’emporter. Incendiée. Détruite. Pillée. Va-t-on trouver ici, alors que le pays est électoralement coupé en deux, des Américains capables de tirer les leçons de cette histoire?
L’ours, mascotte incontournable
Jeffrey Odham nous reçoit dans son bureau du «City Hall». Le maire de New Bern ne connaît pas les rives de l’Aar. Sur l’ours bernois, ce cadre d’une société de peinture est en revanche incollable. Logique. L’ours est partout. Il est la mascotte de cette ville coquette. En plâtre. En ciment. En bois. En résine. L’âne est, aux États-Unis, l’emblème du parti démocrate de Kamala Harris. L’éléphant est celui des républicains, passés sous le contrôle de la famille Trump. A New Bern, l’ours est président à vie: «Le maire de Berne, en Suisse, est venu nous rencontrer.
A l’écouter, sa ville rime avec propreté, prospérité, neutralité. «C’est un excellent programme», sourit le président du conseil des sept «alderman» (échevins), qui gère la municipalité. Sauf que le consensus helvétique n’est pas de mise ici. Deux groupes s’opposent au sein du Conseil, comme un écho au duel Trump-Harris pour la Maison-Blanche.
L’un des rivaux potentiels du maire lors des prochaines élections de 2025 nous fracasse les phalanges. Peter Frey vit quasiment dans sa brasserie Brewery 99, à l’entrée de New Bern. Son père de 84 ans – l’homme qui vécut en Suisse dans les années 60 – réside juste à côté dans une petite maison où une pancarte prévient «Dont eat my cat» (Ne Mangez pas mon chat), allusion directe aux accusations de Donald Trump sur les migrants haïtiens de Springfield, dans l’Ohio.
Un Américain à l’ancienne
«Pete», 57 ans, est brasseur, cafetier, pâtissier (croissants, pains au chocolat, bretzel...) et navigateur, après avoir été réparateur de télécabines dans diverses stations de ski aux États-Unis. Un Américain à l’ancienne, qui a eu plusieurs vies. Un entrepreneur placide, sympa, peu désireux de voir le gouvernement fédéral se mêler de sa vie et de celle du Comté de Craven où se trouve New Bern. Pete a lui même construit la brasserie où nous conversons en terrasse. Il aime le hobby-cat, sa compagne et sa tranquillité. Alors, ne venez pas lui parler de politique, des insultes de Trump ou des promesses selon lui bien trop sociales de Kamala Harris…
Caramia Valentin, 28 ans, a, elle, le sourire et l’optimisme de sa jeunesse. Et il en faut pour travailler au «Sun Journal», dont les bureaux de Riverbend sont désormais presque fantômes. La presse écrite traditionnelle est un cimetière américain. Là où dix journalistes se relayaient il y a quinze ans, pour les trois éditions des quotidiens locaux du groupe Paxton Média, Caramia se retrouve seule avec une rédactrice en chef «nomade» qui coordonne au total une dizaine d’éditions sur un territoire grand comme le tiers de la Suisse.
Lui parler, c’est comprendre pourquoi les États-Unis en sont là aujourd’hui. Le «New Bern Sun Journal » et les autres quotidiens des comtés limitrophes battaient jadis la mesure de la vie publique. «Rien ne se passait sans nous, les reporters», s’emporte Caramia, devant des piles de vieux journaux, et quelques éditions collectors préservées dans une vitrine. «La presse était le filtre indispensable. Elle informait et éduquait la communauté.» Tout autour d’elle, des places de travail vides. Des casiers empilés, parés pour la ferraille. Des claviers et des écrans bons pour la casse informatique.
«Ce pays devient fou»
Donald Trump peut toujours promettre de rendre à l’Amérique sa grandeur (Make America Great Again): «Ce pays devient fou par manque d’intelligence collective», estime Caramia, dont le père, sous-officier dans les Marines, a plusieurs fois déménagé sa famille à l’étranger. On parle de démocratie américaine bafouée, abîmée, menacée. Mais par qui? Le roi de la politique, c’est l’argent, rien que l’argent. Kamala Harris, comme Trump, dépensent des centaines de millions de dollars en clips télévisés. Ce serait possible en Suisse, un tel gâchis?»
Pete, comme Caramia, font partie des millions Américains déroutés (et dégoûtés) par ce qui se passe. Pete a déjà voté par anticipation, dans le bureau électoral installé au tribunal. Caramia ira en personne le 5 novembre «pour raconter dans un article comment ça s’est passé». Mais tous deux vivent sur un paquebot ivre nommé Etats-Unis. Pete me montre les tableaux d’un artiste local accrochés aux murs de sa brasserie qui fait aussi galerie. La veille, l’endroit fêtait, Halloween oblige, la «nuit des fantômes», l’un des principaux événements festif de l’année à New Bern. Sorcières et squelettes se disputaient les trottoirs du centre-ville. Pete s’était maquillé en mort-vivant. «Il y a encore des poches de créativité et de fraternité dans ce pays. C’est ce qui nous sauve encore du chaos ou de la guerre civile.»
Avaleur de Bretzel
Les clients de la brasserie 99, pour la plupart retraités, ont applaudi la veille au concours d’avaleur de bretzel. Harris-Trump? Pete fuit derrière son comptoir. Il se tire une pinte de bière fraîche, fabrication maison. Pour lui, blessures et fractures politiques sont les conséquences d’une terrible mutation américaine. «Les États-Unis sont devenus un pays d’imbéciles peu éduqués, me glisse-t-il à l’oreille, à l’écart de Rebekah, sa serveuse. Le système les fabrique. Le niveau de l’éducation est alarmant et ça les arrange tous, ceux d’en haut, républicains comme démocrates». Il murmure: «It’s the «dumbing down America program» (c’est le programme «Rendre les Américains plus c…»). La malbouffe, les opioïdes, le racisme, le rejet des migrants. C’est le résultat de cette stupidité fabriquée à l’échelle industrielle.»
New Bern est une ville agréable. Le tourisme est sa première source de revenus. Sur Pollock Street, l’une des rues principales, l’on y trouve des restaurants corrects. Tout autour, des villes nouvelles pour retraités ont fleuri. Le climat doux de cette partie du sud des États-Unis, moins étouffant qu’en Floride, aimante les pensionnés. «Comment faites-vous pour que les gens vivent ensemble en Suisse?», interroge Caramia, la jeune journaliste. «Ici, ça devient de plus en plus compliqué. On s’ignore. On a de plus en plus peur les uns des autres.»
«Dumbing down», vrai ou faux?
Je la regarde, souriante. Je lui soumets la thèse du «Dumbing Down»? «C’est pas faux, répond Caramia. Notre première puissance mondiale est devenue une machine à fabriquer, sinon des idiots, du moins beaucoup d’ignorants. L’éducation secondaire est en lambeaux. On n'enseigne pas le changement climatique. On croit les réseaux sociaux. On pratique l’égoïsme généralisé.» J'ai en tête ma précédente rencontre. Ahmed est un Sénégalais francophone que j’ai pris pour un noir américain. Il travaille dans l’un des restaurants du centre-ville. «On ne mesure pas les changements intervenus aux Etats-Unis depuis vingt ans. Le pays est écartelé entre communautés. Les hispaniques imposent leur mode de vie. Ici par exemple, je me sens plus en sécurité avec les blancs qu’avec les noirs. Vrai! Les Afroaméricains me regardent avec méfiance. Ils se sentent menacés par nous, les immigrants.»
Pete Frey confirme, tout en donnant un sac de trois croissants à un livreur. «L’Amérique a perdu le sens de la fraternité. Le «Make America Great Again» de Trump est une escroquerie. Les démocrates, pour leur part, ne raisonnent qu’en termes de subventions. Plus personne ne parle de responsabilité.» Je regarde autour de moi. La brasserie 99 doit être le seul lieu sans ours et sans drapeau bernois. A trois rues commence le quartier afroaméricain de New Bern, dominé par l’imposant chateau d’eau. Je viens d’y quitter Sandra Taylor, une activiste pro-Harris qui fait voter sa communauté. Sandra est une grande gueule. Elle connaît «Pete» et sa théorie du «Dumbing Down»: «On essaie de lutter. On se bat pour avoir de meilleures écoles, de bons instituteurs. Mais beaucoup de gens se replient sur eux-même. Ils ne font plus confiance au système. Ils décrochent et deviennent perméables au discours de Trump qui promet de les enrichir.»
Joan Baez et le lutteur
Pete n’a pas le physique d’un hippie. Plutôt celui d’un catcheur. Ou d’un lutteur. Je m’amuse de trouver sur une étagère de sa brasserie l’autobiographie de Joan Baez, l’icone folk des années soixante. Il me montre la photo de son bateau, vante ses escapades de deux ou trois jours sur les îles désertes de l’estuaire de la rivière Meuse. Caramia m’a parlé de son désir de se rendre en Europe, entre deux récits de faits divers récents. Un meurtre pour trafic de stupéfiants, et des violences conjugales sur fond d’addiction aux opioïdes. «Expliquez à vos lecteurs que l’Amérique, ce n’est pas que le duel Harris et Trump. Dans ce pays, beaucoup de gens veulent bien faire. Les États-Unis ne sont pas du tout foutus. Une communauté comme celle de New Bern est vivante, pacifique, pleine de ressources. Au final, c’est peut-être nos origines suisses qui vont nous sauver.»
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