Le Capitole et la Maison-Blanche sont à une heure et demie de route. La Virginie n’est pas pour rien l’un des États les plus anciens de l’Union, après avoir été la première colonie britannique sur l’autre rive de l’Atlantique. A peine eu le temps de feuilleter le magistral livre de reportages «Confederates in the Attic» (Des Confédérés dans le Grenier) de Tony Horwitz, que notre camping-car de trente pieds de long prend place sur le parking encore désert de Hall Precision and Gunsmithing, dans la banlieue de Fredericksburg.
Horwitz raconte dans son ouvrage comment la rébellion des onze États du sud qui donna lieu à la guerre de Sécession entre 1861 et 1865, hante toujours les mémoires un siècle et demi plus tard, au point de scander encore la vie quotidienne de ces contrées jadis «rebelles».
Tout autour de nous, l’épaisse forêt déroule son dégradé de vert, brun et orange comme une carte postale. Le panneau de «Hall Precision» comporte pourtant, écrit en gros, le mot qui justifie notre venue et suffit à inquiéter tous ceux qui suivent l’actualité américaine et ses fréquentes tueries de masse.
Permis de tuer
Fusils. Armes. Pistolets. Tasers. Munitions. Viseurs de haute précision. La devanture du magasin de Robert Hall, en bordure de la route qui relie Fredericksburg à Richmond, l'ancienne capitale des Etats confédérés, a de quoi faire tressaillir tous ceux pour qui la légitime défense n’est qu’un inacceptable permis de tuer. Et pourtant: l’homme qui sort en même temps que nous de son pick-up n’a rien, en apparence, du cow-boy prêt à dégainer et à faire feu.
Robert Hall a la quarantaine tranquille. Lui seul, parmi plusieurs armuriers de la région, a répondu à nos messages. A la fois commerçant et fabricant d’armes, il se targue d’avoir, dans son arrière-boutique, une dizaine de machines à outils pour usiner canons, crosses, chargeurs, culasses et aussi munitions. «Hall Precision» est une adresse recommandée par la NRA, la fameuse National Rifle Association, pour la qualité de son service et pour ses prix.
Premier coup d’œil sur les vitrines à l’ouverture des portes, une fois l’alarme désactivée. Le pistolet automatique le moins cher est à 250 francs, et le fusil d’assaut le plus abordable à 350. Avec, en plus, une première cargaison de cartouches et de balles.
Détenir et porter des armes
Rob n’élude aucune question. Débattre de la libre circulation des armes aux États-Unis est, pour lui, presque une nécessité. Proximité de Washington oblige, la variété des acheteurs qu’il reçoit et la densité des contrôles de police sont hautement supérieures à la moyenne des armureries. «J’ai l’habitude de dire à tous ceux qui m’interrogent de commencer par lire le 2e amendement de notre Constitution», assène-t-il, en désignant un texte placardé au-dessus de sa caisse.
Toutes les cartes de crédit sont acceptées pour repartir avec un Beretta, un Glock, un Sig Sauer, ou un fusil semi-automatique Colt AR 15, similaire à celui utilisé le 13 juillet pour tirer sur Donald Trump à Butler, en Pennsylvanie. Le texte de la Loi fondamentale, en anglais, est là en quelque sorte pour cautionner l’achat: «Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, le droit du peuple de détenir et de porter des armes ne doit pas être transgressé», dit la Constitution américaine. Pas besoin d’en rajouter selon notre interlocuteur: «Les pères fondateurs voulaient que le peuple américain puisse se défendre. Je ne suis ni un trafiquant, ni un marchand de mort. J’aide mes concitoyens à se protéger.»
Dehors, notre camping-car fait l’objet de toutes les attentions. Le magasin de Robert n’est pas encore ouvert que trois jeunes afro-américains frappent à la porte, après avoir tourné autour de notre RV. Jeb et ses deux amis sont des connaissances de l’armurier. Vétéran de l’armée, Jeb sort de sa housse un fusil à pompe similaire à ceux des SWAT, les unités antiterroristes de la police. Sous sa chemise, un holster dépasse à peine. L’arme de poing qu’il contient doit être impérativement visible, conformément à la loi «Open Carry», qui permet de porter sans permis un pistolet non dissimulé.
La conversation qui s’engage est surréaliste pour beaucoup d’Européens. Moins pour un Suisse, habitué à voir des recrues en uniforme camouflé prendre le train avec leur fusil d’assaut entre les genoux.
Kamala et son Glock
Jeb veut offrir à sa copine «le même Glock que Kamala Harris». Les éclats de rire fusent. La candidate démocrate, favorable comme son parti à la limitation des armes à feu, a reconnu dans un entretien posséder un pistolet de la marque autrichienne.
La campagne présidentielle fait donc irruption, à moins de deux semaines du 5 novembre. «C’est toujours le même cirque, lâche Robert Hall. Ceux qui veulent fermer nos armureries ont une arme chez eux! Il faut arrêter de focaliser sur les tueries de masse, qui sont une tragédie. Dites-vous plutôt que dans un pays comme l’Amérique, libre, inégalitaire et capitaliste, tout le monde s’entretuerait si nous n’avions pas le droit de nous défendre.»
Parler politique et fractures nationales au milieu d’un arsenal, face à des hôtes entraînés à tirer de jour comme de nuit, est un exercice qui suppose de réfléchir un peu. Par quoi commencer? Jeb, l’acheteur afro-américain du Glock, prend l’initiative. «Tout le monde est armé autour de moi. Et on n’est pas des fous. J’ai fait dix ans d’armée, et mon pote ici vient de terminer cinq ans dans la Garde nationale de Virginie. On a des familles, des enfants. Alors, arrêtez de nous culpabiliser.»
Le vote pour Donald Trump affleure. Difficile d’imaginer que Kamala Harris recueille beaucoup de voix parmi les clients du «Hall Precision»: «Well, je ne dirais pas ça, corrige Robert, enregistré comme électeur du parti républicain. J’ai régulièrement des résidents de Washington DC, sans doute démocrates, qui viennent m’acheter des armes. La régulation dans la capitale fédérale est d’ailleurs bizarre. S’ils m’achètent un pistolet, je dois l’envoyer pour contrôle au bureau des armes de DC. Mais s’ils acquièrent une mitraillette, ils peuvent repartir avec, dans le coffre de leur voiture.»
J’en viens à l’objet de notre arrêt matinal, sur la route de Richmond où nous attend la directrice du Musée de la guerre civile. Pourrait-on voir, demain, des Américains s’entretuer si les résultats du scrutin présidentiel sont contestés? Donald Trump, accusé à juste titre d’avoir fomenté l’assaut du 6 janvier 2021 sur le Capitole, peut-il un jour encourager ses partisans à faire eux aussi sécession, les armes à la main? «Une guerre civile aux États-Unis? Je suis marchand d’armes. Je ne peux pas l’exclure, mais attention, écoutez-moi bien avant de caricaturer ce que je dis», tranche Robert.
Le virus et les armes
Les micros sont ouverts. Le clavier de mon ordinateur crépite. «Il y a un niveau de tension électorale jamais vu. Ça, c’est vrai. Et les deux candidats sont également responsables selon moi. Traiter Trump de fasciste comme l’a fait la vice-présidente, c’est encourager d’autres tentatives de meurtre pour l’éliminer.» Je continue de taper les propos de Robert.
«Le plus inquiétant, c’est le volume d’armes que les gens détiennent. On ne l’a pas beaucoup dit, mais les Américains se sont rués sur les armureries pendant le Covid. On avait tous la trouille. On m’appelait le matin pour me réserver des boites de balles par dizaines. Je connais des gars qui s’armaient pour aller faire leurs courses au Walmart, par peur des émeutes. C’est ça qui me perturbe: la peur. Si on commence à se craindre les uns les autres et à ne plus reconnaitre l’autorité de l’État, parce que le gouverneur n’est pas du bon bord politique, oui, ça peut déraper.»
Une guerre fratricide
La route pour Richmond, dans la foulée, ne pouvait être que studieuse. La chronologie de la guerre civile défilait dans ma tête, au volant du camping-car. Et voilà que sur place, une exposition temporaire «The Impending Crisis» (La crise imminente) aborde, justement, la question de l’engrenage qui peut conduire, aujourd’hui encore, à une guerre fratricide. En 1861, l’esclavage fut le déclencheur et le moteur. Il en allait de l’économie et des «traditions» du Sud, contre le libéralisme du nord.
Jennifer Maloney est l’une des responsables de ce musée qui inclut également, dans le centre de Richmond, la «Maison-Blanche» de la Confédération d’où Jefferson Davis dirigea le pays rebelle face à Abraham Lincoln. «Nous ne faisons pas de politique. Nous regardons les faits, argumente-t-elle. Une guerre civile est le produit d’exaspérations devenues incontrôlables. Elle intervient aussi quand l’un se sent plus fort que l’autre. Quand on ne partage plus un destin et des aspirations communes.»
Généraux sudistes
Les vingt minutes de marche pour traverser Richmond sont un bon exercice historique. Jusqu’au 8 septembre 2021, la capitale de la Virginie s’enorgueillissait, sur Monument Avenue, des statues équestres des grands généraux sudistes de la guerre de Sécession: Robert E. Lee, Stonewall Jackson, Jeb Stuart, Nathan Bedford Forrest (un esclavagiste qui fonda ensuite le Ku Klux Klan)... Toutes ont, depuis, été déplacées et entreposées dans un endroit loin du public. Pour refermer, officiellement, les blessures de l’histoire.
Mais au risque d’alimenter une colère et un ressentiment qui, le 5 novembre, pourrait bien empoisonner les urnes de Virginie.
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