Un bâtiment blanc de deux étages, posé face San Francisco, de l’autre côté de l’une des baies les plus fameuses du monde. C’est dans ce tribunal du Comté d’Alameda, à une dizaine de kilomètres de la ville universitaire de Berkeley où elle a grandi, que Kamala Harris a entamé sa fulgurante carrière de procureure et de justicière.
A l’époque, dans les années 90, l’actuelle vice-présidente des États-Unis dirige une équipe de quelques juristes, tous chargés de monter les dossiers d’accusation les plus solides possibles, pour envoyer les prévenus en prison et défendre la loi et l’ordre public.
Elle n’est, à ce moment-là, que procureure adjointe. Les médias locaux viennent de révéler qu’elle est aussi la compagne de Willie Brown, le maire de San Francisco, marié, de trente ans son aîné. Herb Caen est l’un des chroniqueurs vedettes du quotidien San Francisco Chronicle. C’est lui qui, en 1995, annoncera la fin de cette relation amoureuse, ce qui incitera Kamala Harris à lorgner sur le poste de procureure de la ville, où elle sera élue huit ans plus tard, en 2003.
Intraitable lors des audiences
«Je l’ai connue intraitable lors des audiences, a-t-il expliqué aux médias américains lors de la convention du parti démocrate à Chicago, à la mi-août. Sa meilleure tactique était celle de la surprise. Elle attaquait là où on ne l’attendait pas. Elle cherchait toujours à déstabiliser d’emblée les avocats des accusés. On la jugeait 'fearless', 'sans crainte' de mettre les criminels sous les verrous ou de confronter les dirigeants des grandes banques.»
Kamala Harris a surtout compris que la justice, aux États-Unis, ne se joue pas seulement devant les tribunaux. Le spectacle judiciaire fascine depuis toujours les Américains. Derrière chaque procureur et chaque juge se cache l’essence même du contrat social des États-Unis, pays très inégalitaire où, in fine, la loi est l’ultime recours pour les plus faibles.
Les avocats ont mauvaise presse dans le pays. Beaucoup les considèrent au service des puissants, achetables, peu fiables, prêts à tous les coups fourrés, comme le montre jusqu’à la caricature la série télévisée «Better Call Saul», autour de la figure fictionnelle de l’avocat véreux Saul Goodman.
A l’inverse, le procureur est redouté. Il incarne le droit. Il inspire la peur. Il révèle les complots. Dans les années 60, après l’assassinat du président John Fitzgerald Kennedy à Dallas, le 22 novembre 1963, l’enquête du procureur James Carothers Garrison devient le feuilleton d’actualité le plus suivi du pays. Le réalisateur Oliver Stone en fera le personnage central de son film «JFK». Kamala Harris a su, mieux que quiconque, surfer sur cette légende.
Police et justice, le tandem impossible
Trois affaires ont scandé la carrière judiciaire californienne de celle qui, dans un mois tout juste, le 5 novembre, affrontera Donald Trump dans les urnes.
La première est celle du policier de San Francisco Isaac Espinoza, tué en avril 2004. Tout juste élue procureure de Californie, Kamala Harris refuse alors de demander la peine de mort pour son meurtrier David Hill, qu’elle fera condamner pour meurtre. Les syndicats des forces de l’ordre sont alors déchaîné contre elle. Ils lui reprochent, ironie de l’histoire pour celle dont Donald Trump affirme ne pas savoir «si elle est noire ou pas» – d’être biaisée favorablement envers les criminels afro-américains.
Vingt ans plus tard, changement d’époque. La famille du policier Espinoza, interrogée par la presse californienne, affirme aujourd’hui faire confiance à l’ex justicière d’Alameda devenue procureure en cheffe de Californie (Attorney General), puis sénatrice entre 2026 et 2020. Les efforts de Kamala Harris pour doter les policiers de caméras, puis son action en faveur des petits porteurs d’actions lors de la crise financière, les ont convaincus. «Le défi aux Etats-Unis est la justice au service des puissants jugeait récemment un éditorial du San Francisco Chronicle. Or Kamala Harris ne mange pas de cette justice-là.»
L’affaire Jamal Trulove
La deuxième affaire est un échec cuisant pour celle qui brigue, le mois prochain, la présidence des États-Unis. Le condamné se nomme Jamal Trulove, un acteur noir accusé en 2007 d’avoir tué sa compagne. Kamala Harris fait alors tout pour mettre en valeur les témoignages accusateurs. Elle écarte certaines pièces du dossier qui sèment le doute. Jugé et emprisonné en 2010, l’homme sortira de détention, innocenté, en 2015.
Il obtiendra 13 millions de dollars de l’État de Californie au titre de dommages et intérêts. Sa colère est alors à son comble. «Je n’oublierai jamais quand je me suis retourné et que j’ai vu Kamala Harris, a-t-il déclaré. Nous nous sommes regardés dans les yeux et elle a ri. Elle a littéralement éclaté de rire, comme si elle me montrait du doigt en disant 'hahaha'».
Dix ans plus tard, l’intéressé règle ses comptes. Pour qui va-t-il voter? «Donald Trump! Big Trump! I’m rockin’ with Trump!» (je danse avec Trump) s’est-il exclamé en août, lors d’un show télévisé.
Face à la banque JP Morgan
Troisième affaire: celle qui a opposé en 2014 le département de la justice de Californie à cinq grandes banques, Bank of America Corp., JPMorgan Chase & Co., Wells Fargo & Co., Citigroup Inc. et Ally Financial Inc. Kamala Harris bataille alors avec Jamie Dimon, le patron de JP Morgan Chase, l’un des établissements financiers les plus puissants du pays.
En cause? Les prêts problématiques et les ventes à découvert proposés par ces banques dans les années 2000 à quelque 250'000 propriétaires californiens dont les dettes hypothécaires dépassaient la valeur de leur maison. Il s’agit, à retardement, du règlement de la crise des «subprimes» de 2008-2010. L’offre de règlement initiale était de 4 milliards de dollars. Au total, la Californie empoche vingt milliards.
Dix ans plus tard, Jamie Dimon se tient prudemment en retrait de la campagne présidentielle. Il vient de nier l’affirmation de l’équipe Trump selon laquelle il soutiendrait le candidat républicain. «Jamie Dimon n’a soutenu personne. Il n’a soutenu aucun candidat», a déclaré Joe Evangelisti, porte-parole de JP Morgan.
Kamala Harris a bâti sa carrière judiciaire sur une approche intelligente: «smart on crime», peut-on lire dans un récent portrait que «Le Monde» a consacré à la vice-présidente sortante. «Essayons de voir ce qui marche. Comment réhabiliter les gens. Comment réduire le taux de récidive.» Telle était sa politique. Mais comment appliquer cette approche «smart» face au rouleau compresseur Donald Trump?
L’économie avant la justice
Pour ses conseillers, Kamala Harris ne gagnera de toute façon pas sur son passé de procureure. «À moins d’un mois de l’élection, les principaux stratèges de la candidate démocrate estiment qu’elle doit avant tout neutraliser l’avantage républicain de longue date sur les questions économiques. Il ne s’agit pas seulement d’un défi central, mais d’un défi qui peut être gagné», a déclaré dans une interview au «New York Times» David Plouffe, conseiller principal de Kamala, qui a été directeur de campagne de l’ancien président Barack Obama en 2008.
On se souvient de la fameuse phrase de Jim Carville, conseiller de Bill Clinton en 1992: «It’s the economy, stupid.» L’économie, c’est-à-dire la richesse, la croissance, l’emploi, l’argent. Avant la justice...