De Chicago à Mar-a-Lago 4/10
«Je ne mange ni chat ni chien, mais Trump m'a collé une cible dans le dos»

Lindsay Aimé est l'un des responsables du centre d'entraide haïtien de Springfield dans l'Ohio. Depuis que Donald Trump a affirmé que ses compatriotes mangent des chats et des chiens, lui et les siens sont pris pour cibles. Récit d'une communauté qui a peur.
Publié: 20.10.2024 à 18:17 heures
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Dernière mise à jour: 24.10.2024 à 17:00 heures
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Au centre d'entraide des Haïtiens, Aimé reçoit toute la journée de nouveaux arrivants à Springfield, Ohio.
Photo: Pierre Ballenegger
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Richard WerlyJournaliste Blick

Springfield, dans l’Ohio, n’est pas la caricature d’une ville dévastée par la désindustrialisation, où les rues jadis bordées de maisons coquettes seraient devenues des quasi-bidonvilles pris d’assaut par des migrants hors-la-loi. Springfield semble même s’en être mieux sortie que Middletown, la ville où a grandi, dans ce même État, celui qui est aujourd’hui le colistier de Donald Trump: le sénateur de l’Ohio J.D. Vance.

Dans son livre à succès «Hillbilly Elegy» (qu'on pourrait traduire par «La complainte des ploucs»), publié voici dix ans et redevenu un best-seller à la faveur de l’actuelle campagne présidentielle, J.D. Vance, 40 ans, raconte avec des mots poignants la descente aux enfers de Middletown, ville moyenne prospère comme il y en avait tant à l’époque de l’Amérique industrielle. Les hauts-fourneaux de l’American Rolling Mill Company (ARMCO) faisaient alors vivre des dizaines de milliers d’ouvriers et d’employés.

La suite? Un déclin inexorable à partir des années 80. L’apparition de la drogue, une épidémie de déclassement social, et la fin du monde pour des milliers de familles blanches qu’Hillary Clinton, lors de sa campagne perdue de 2016 face à Donald Trump, avait eu l’indécence de désigner comme des «White Trash», les «déchets blancs».

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Chaque matin jusqu’à la mi-novembre, je prends pour vous le pouls de l’Amérique. Un rendez-vous écrit sur le terrain, là où se joue le duel entre Donald Trump et Kamala Harris.

Et pas n’importe quel terrain: d’ici au 5 novembre, date de l’élection présidentielle, c’est sur les routes, entre Chicago, où Kamala Harris a été investie par la convention démocrate à la mi-août, et Mar-a-Lago, le fief de Donald Trump en Floride, que je rédigerai ces chroniques matinales en cinq points. En plus: une série de reportages à ne pas manquer et des vidéos et photos de mon collègue Pierre Ballenegger.

Vous faites partie de ceux qui pensent que notre avenir se joue aussi le 5 novembre, de l’autre côté de l’Atlantique? Alors ne ratez pas ces chroniques. Partagez-les. Et réagissez!

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Pas une ville qui agonise

Springfield tient debout. Ce n’est pas une ville qui agonise. C’est d’ailleurs pour cela que, depuis les années 2010-2012, les immigrants des Caraïbes, en particulier en provenance d’Haïti, ont commencé à s’y installer en nombre. Celui qui nous raconte cette histoire a une trentaine d’années, le Français spontané à l’accent fleuri, et un sourire ensoleillé qui contraste avec le crachin d’automne qui, toute la journée, a détrempé notre camping-car (RV) entre Lansing, au Michigan, et cette partie très rurale de l’Ohio.

Lyndsay Aimé anime le centre d’entraide de Springfield pour les Haïtiens. Il en est un peu l’homme à tout faire. Tantôt traducteur, le plus souvent du créole à l’anglais, mais aussi vers l’espagnol, imposé par la population latino du Midwest. Tantôt interlocuteur qui rassure, lorsqu’une mère de famille arrive seule, avec ses enfants, abandonnée par son mari comme c’est malheureusement souvent le cas.

Aimé est travailleur social. Arrivé aux États-Unis avec un visa de touriste, il n'a pas pu repartir en Haïti, pays dévoré par la guerre des gangs.
Photo: Pierre Ballenegger

Aimé vient de Port au Prince, la capitale d’Haïti dévastée en 2010 par un tremblement de terre impitoyable. C’est en touriste qu’il est arrivé aux États-Unis, «sponsorisé» par une famille d’accueil. Puis il est resté. Aimé nous déroule son histoire devant trois femmes assises face à son bureau, dans l’attente d’un carton d’aide alimentaire. Oui, beaucoup de ces migrants arrivent ici sans rien. Mais le pire est que, depuis le 10 septembre, Donald Trump les a transformés en cibles.

Ceux qui n’ont pas en tête les propos de l’ex président peuvent aisément les retrouver sur internet. Ils ont été, depuis, tournés en dérision, et même mis en musique. Trump, lui, n’a pas regretté les mots prononcés lors de son débat télévisé avec Kamala Harris. Oui, a-t-il encore répété à Détroit le 10 octobre, dans l’État voisin (et décisif) du Michigan: les «Haïtiens de Springfield mangent les chiens et les chats».

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Une rumeur qui fait très mal

Plus grave, vu sa popularité et son influence dans l’Ohio, le sénateur J.D. Vance – sorti de son enfance déshéritée grâce à son engagement chez les Marines, puis par son travail acharné jusqu’à la prestigieuse université de Yale – a réitéré la rumeur. Mark, d’ailleurs, cite J.D. Vance devant moi. Ce retraité est venu rendre visite à sa fille, sur Grant Street, en contrebas du centre-ville plutôt coquet de Springfield, dominé par le bâtiment de la mairie et son slogan «Come Forward» (Faites-vous connaître).

Mark est retraité. Il ne veut pas donner son nom de famille. Il porte un pistolet à la ceinture devant son domicile de Grant Street: «Les Haïtiens bouleversent la vie de notre communauté. Ils créent du danger.»
Photo: Richard Werly

Mark a, sur la tête, noué un foulard aux couleurs du drapeau américain, à la manière du vieux chanteur de country Willie Nelson. Il porte un pistolet bien visible à la ceinture. Il affirme avoir toujours été armé. Il dit qu'Haïti rime avec vaudou, «c'est-à-dire des tas de choses pas nettes». Et il enrage: «Les Haïtiens peuvent vous dire ce qu’ils veulent. Depuis qu’ils sont là en masse, beaucoup de choses se passent. Ils représentent un danger. Dans les rues. Dans les magasins. Sur les routes...»

Pas la peine de multiplier les témoignages dans la ville. Le Sheriff du comté de Clark est une femme, Deborah K. Burchett. Elle vient de passer devant nous au pas de course, pour se rendre sur le site d’un accident. Ce qu’elle a dit aux médias depuis la sortie télévisée de Donald Trump est clair: rien ne vient étayer la rumeur de chiens et de chats soi-disant mangés par la communauté haïtienne, évaluée à plusieurs milliers de personnes. Et pourtant, Aimé a la preuve que les mots du candidat républicain et de son colistier ont fait très mal.

Les Haïtiens, cibles de la colère

Il nous montre l’écran de son téléphone portable. La scène qui défile a été filmée juste là, vers le 20 septembre, devant le centre, au coin de Robinson Drive et de Yellow Springs Street. Toute la semaine après le débat télévisé, des groupes de jeunes hommes blancs «très énervés» avaient tourné en voiture autour du centre. Puis ils se sont arrêtés. Et ils ont voulu forcer la porte. Ils exigeaient de voir «ceux qui bouffent les chiens».

Deux adjoints du Sheriff ont dû s’interposer, rejoints par la police municipale. La confrontation est restée verbale. Mais des témoins disent avoir vu des armes dans l’une des voitures des provocateurs: «Ceux qui vous disent, en riant, que les propos de Donald Trump ne sont pas sérieux sont des menteurs. Je ne mange pas de chiens, ni de chats, mais à cause de lui, j’ai une cible dans le dos.»

La police de Springfield est plusieurs fois intervenue pour éloigner des commandos de blancs venus menacer la communauté haïtienne.
Photo: Pierre Ballenegger

Le jeune homme n’a pourtant rien de l’activiste prompt à marcher sur les pieds de la population locale. Il a noté dans son carnet tous les noms des élus de la ville. Il prend soin de les tenir informés de chaque événement de son centre, présidé par un autre Haïtien Viles Dorsainvil. Aimé participe régulièrement au podcast d’actualité de la radio Hope (Espoir), diffusée par la communauté évangélique. Il nous montre, derrière son bureau, les dessins des enfants des écoles où le mot «Love» (Amour) est décliné de toutes les couleurs.


Springfield, Ohio, est une terre d’accueil américaine comme tant d’autres, pas très éloignée de Columbus, la capitale de l’État où réside le sénateur J.D. Vance. Lequel raconte dans «Hillbilly Elegy» la grande immigration des années 50. Des migrants intérieurs en pagaille venus des États du sud. Des Polonais. Des Mexicains. L’économie locale est, en 2024, tenue à bout de bras par quelques sous-traitants automobiles, de nombreuses entreprises agroalimentaires, et deux entrepôts d’Amazon où les employés sont payés entre 17 et 20 dollars de l’heure.

Springfield, capitale de la production de roses: c'est dans les entreprises agricoles que travaillent de nombreux migrants haïtiens.
Photo: Pierre Ballenegger

Aimé nous montre le bulletin de paie d’un expéditeur de colis Amazon. Son salaire tombe toutes les deux semaines. L’assurance maladie est incluse, ce qui compte beaucoup aux États-Unis. «Allez voir ces patrons, demandez-leur si les Haïtiens travaillent mal. Les chefs d’entreprise du coin sont les premiers à venir nous dire de leur envoyer de la main-d’œuvre.»

Visas et guerre civile

Aimé avoue que le fait de nous parler si franchement n’est pas sans risques. C’est dans la salle de réunion du centre, où sont aussi organisées des cérémonies religieuses, qu’il détaille le quotidien des nouveaux arrivants haïtiens dans l’Ohio. Oui, ceux-ci bénéficient d’un programme de visa spécial sous la présidence Biden, compte tenu de la quasi-guerre civile qui secoue leur pays. Oui, les familles bénéficient d’environ 300 dollars d’aide à leur arrivée. Oui, beaucoup parlent mal anglais au début, voire pas du tout.

Et après? «Cette histoire de chats et de chiens, c’est un mélange de rumeurs que Trump a repris avec outrance. Une dame a accusé un Haïtien d'avoir volé un chat pour le manger. Avant de s'excuser ensuite, car c'était faux. Il y a eu aussi des disparitions d’oies dans le parc local, c’est vrai. Il y a eu une autre histoire avec un chat, kidnappé par une jeune fille déficiente mentale. Plus beaucoup d’accidents de voiture impliquant, c'est vrai, des Haïtiens qui conduisent sans permis.»

L'un d'entre eux entre une voiture et un bus scolaire, tuant un enfant de onze ans, a alimenté la polémique l'an dernier, même si le père de la victime a condamné toute récupération. Sauf que Trump s'en fiche. il attaque: «Il nous a condamné en direct. Il y a un siècle, il aurait peut-être ordonné qu'on nous lynche.»

L'Ohio est, comme tous les autres États de l'Union, en campagne électorale. Selon les sondages, l'État est acquis à Donald Trump et aux Républicains.
Photo: Pierre Ballenegger

Misère «ni noire ni blanche»

Aimé rajuste son pull. Il consulte son carnet de notes pour vérifier les prénoms, les dates, les plaintes. Il ne nie pas les problèmes de délinquance. Il sait que le restaurant créole de Springfield sert parfois de repaire à des trafiquants de drogue.

Il s’inquiète du phénomène de bande chez les jeunes hommes haïtiens, pris à partie par des groupes de blancs, mais aussi de latinos et d’afro-américains. Car rien n’est simple dans l’Ohio, cet État industriel a priori électoralement acquis aux Républicains où, comme l’écrit J.D. Vance, la misère liée aux restructurations économiques n’est «ni noire ni blanche».

Tout se confirme en parlant en cette fin de journée avec Doug, un chauffeur noir de la messagerie UPS, au volant de son fourgon. Doug ramène de l'école sa fille, Angie. Angie, déjà un tantinet obèse, mâchouille des sucreries en nous saluant. Doug habite un pavillon voisin. Il est afro-américain. Il reconnaît que «la plupart des Haïtiens de Springfield travaillent».

Mais il n’est pas rassuré, lui le colosse bâti comme un joueur de football américain. «Je connais bien les ghettos. J’en suis sorti. Ces migrants recréent des ghettos. Ce qu’ils font à l’intérieur, on ne le sait pas. Faudrait que les médias arrêtent de dire que Trump a tort sur tout. Cette histoire de chats et de chiens, vous êtes sûrs qu’elle est fausse?»

Devant les maisons, les chiens continuent d'éloigner les curieux. A l'évidence, ils n'ont pas tout été tués et dévorés.
Photo: Pierre Ballenegger

Springfield, cité rouillée

Aimé évite d’un seul coup mon regard. Il sait combien les incendies de haine sont durs à éteindre. Je pensais lui proposer d’aller parler à Mark, le retraité de Grant Street. Puis j’ai renoncé. Tant mieux sans doute. Mark parle à ses chiens qui aboient de l’autre côté du grillage de sa maison. Sa fille fulmine contre les «Haïtiens» qui ne parlent pas anglais, squattent les laveries automatiques, et considèrent que «Springfield, c’est chez eux».

Tout autour? L’hôpital de santé mentale du comté. Trois garages fermés en ce début de soirée fraîche de l’automne du Midwest. Des maisons au patio déglingué, faute d’entretien. Des voitures loin d’être toutes en bon état. Springfield, Ohio, est une cité «rouillée», à l’image de toute la «Rust belt» américaine (la «ceinture de la rouille», qui désigne les anciennes villes industrielles prospères).

Sur la place de la mairie, des ouvriers, tous noirs, posent la patinoire qui restera tout l’hiver et ouvrira dès les premières neiges. Aimé n’a pas prévu d’aller y faire du skate. Il ne sait pas en faire. Le patin à glace est logiquement inconnu en Haïti. «Et si l’un de nous tombait, ou faisait tomber quelqu’un, Trump dirait aussitôt que nous sommes des dangers publics. Ou que nous cassons volontairement les jambes des Américains.»


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