Cette Amérique-là se débusque, tôt le matin ou le soir venu, au pied des camping-cars (RV) garés comme à la parade. Nous sommes au KOA Park du comté d’Elkhart, dans l’Indiana. KOA ou Kampgrounds of America, une marque incontournable sur le marché du nomadisme «Made in USA». A côté de nos voisins, notre RV Ford de neuf mètres siglé «Cruise America» est le petit Poucet de la bande.
En contrebas? Un quasi-autobus rutilant, assorti d’une remorque sur laquelle est juché un quad. Juste au-dessus, surplombant l’un des mini-chalets en bois qui peuvent aussi être loués pour la nuit, un «trailer» (une caravane tirée par un pick-up) extensible, sur laquelle une véranda amovible a été rajoutée. Une ville nomade n’en est pas moins une ville. Ce type de châteaux montés sur roues constituent ses beaux quartiers. Les RV modestes comme le nôtre sont sa zone pavillonnaire. Et les quelques caravanes miteuses, planquées sous les feuillages d’automne, font office de quartiers populaires…
Barbier «outdoor»
Je faisais le tour du voisinage à l’heure du café matinal lorsque j’ai rencontré John et Janice, aperçus la veille au soir, se réchauffant devant le feu d’un brasero. Lui se tenait, gaillard, en tee-shirt et en short par dix degrés Celsius, assis sur une chaise de camping transformée par sa femme en échoppe de barbier «outdoor».
Janice maniait le ciseau et la tondeuse lorsque j’ai débarqué sur leur terre-plein. Heather Long, une journaliste du «Washington Post», auteure d’une mémorable série de reportages sur le million de «nouveaux nomades américains», m’avait prévenu que les partisans de Donald Trump pullulent dans les RV Parks. «Tu le découvriras vite: ceux qui abandonnent les maisons "en dur" pour réinventer le rêve américain sur la route, avec un minimum de biens, sont souvent en colère contre le système.» Bien vu. J’y suis. John et Janice, la cinquantaine chacun, font partie de ceux-là.
Ancien infirmier militaire
Meet John, 58 ans, ancien infirmier militaire de la 82e division parachutiste de l’armée américaine, reconverti en livreur de RV et de trailers (beaucoup sont fabriqués dans le comté d’Elkhart), qu’il convoie aujourd’hui à travers le pays. Meet Janice, mère de famille, lassée d’entendre dire que l’économie américaine va mieux alors que chez Wallmart et Cosco, les deux mastodontes américains de la distribution, la valse des étiquettes lui donne le tournis.
Donald Trump ou Kamala Harris? Le couple éclate de rire et interrompt sa séance de coiffure. Janice a même pris soin de poser son rasoir sur le rebord de la table en plastique qui lui sert de desserte. «C’est simple, tous ceux qui paient comme nous leurs factures votent Trump», prévient John, amusé de nous voir parler de l’ébullition dans les campus, et des sondages qui, jusqu’à ces derniers jours, donnaient Kamala Harris gagnante de peu. «Si vous payez comme nous vos factures, vous regardez ce qui reste en fin de mois. Et vous vous dites: qui est le mieux placé pour me faire gagner plus s’il parvient au pouvoir? Or à part Donald Trump, je ne vois pas…»
L’inflation est un redoutable ennemi électoral. Elle peut doper la croissance d’un pays, réduire sa dette, faciliter l’investissement. Mais c’est à Walmart, lors du passage à la caisse, que tout se joue. «Je ne me demande pas ce que je peux faire pour l’Amérique. Je veux savoir ce qu’elle peut faire pour moi», sourit Janice, en paraphrasant la fameuse citation de John Fitzgerald Kennedy, lors de son discours d’investiture du 20 janvier 1961.
Abandonner leur égoïsme
JFK avait alors proposé à ses concitoyens d’abandonner leur égoïsme et de se mobiliser «pour la liberté». Changement radical d’ambiance, 63 ans plus tard: «On demande toujours plus aux Américains. Tout le monde exige de nous des efforts», avance John, la serviette de coiffure sur le torse et la barbe finement taillée. «Mais qui pense à nous? Qui nous défend? J’ai vu ce que Trump a fait pendant quatre ans, entre 2016 et 2010. Notre économie allait mieux. Les entrepreneurs se sentaient pousser des ailes et les bureaucrates serraient les fesses. C’est comme ça que ça doit marcher, en Amérique.»
John était à l’armée sous Reagan, durant les années 80. Il se souvient d’avoir alors entendu, pour la première fois, le slogan que Trump a presque transformé en cri de guerre: «Make America Great Again» (MAGA). Quatre lettres à prendre au sérieux? «Trump a prouvé qu’il arrive à faire ce que d’autres renoncent simplement à envisager, argumente-t-il. On ne vote pas Trump par adhésion, mais par intérêt. On se dit: ce type-là va rapporter à l’Amérique. Il va nous rapporter.»
Chaque matin jusqu’à la mi-novembre, je prends pour vous le pouls de l’Amérique. Un rendez-vous écrit sur le terrain, là où se joue le duel entre Donald Trump et Kamala Harris.
Et pas n’importe quel terrain: d’ici au 5 novembre, date de l’élection présidentielle, c’est sur les routes, entre Chicago, où Kamala Harris a été investie par la convention démocrate à la mi-août, et Mar-a-Lago, le fief de Donald Trump en Floride, que je rédigerai ces chroniques matinales en cinq points. En plus: une série de reportages à ne pas manquer et des vidéos et photos de mon collègue Pierre Ballenegger.
Vous faites partie de ceux qui pensent que notre avenir se joue aussi le 5 novembre, de l’autre côté de l’Atlantique? Alors ne ratez pas ces chroniques. Partagez-les. Et réagissez!
Chaque matin jusqu’à la mi-novembre, je prends pour vous le pouls de l’Amérique. Un rendez-vous écrit sur le terrain, là où se joue le duel entre Donald Trump et Kamala Harris.
Et pas n’importe quel terrain: d’ici au 5 novembre, date de l’élection présidentielle, c’est sur les routes, entre Chicago, où Kamala Harris a été investie par la convention démocrate à la mi-août, et Mar-a-Lago, le fief de Donald Trump en Floride, que je rédigerai ces chroniques matinales en cinq points. En plus: une série de reportages à ne pas manquer et des vidéos et photos de mon collègue Pierre Ballenegger.
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Et les risques d’une présidence Trump?
Et le reste? Les risques d’atteinte aux libertés, les fausses nouvelles à profusion, les attaques impitoyables contre les migrants, le spectre d'une guerre civile? «La démocratie américaine a-t-elle disparue sous Trump? Non, répond notre interlocuteur. A-t-il aidé les afro-américains méritants, désireux de réussir? Oui.» La suite du refrain est connu: Joe Biden a beau prétendre le contraire, il a oublié le peuple.
Dans son livre référence «What’s the matter with Kansas», consacré à la victoire de la droite réactionnaire dans l’Amérique profonde autrefois démocrate, Thomas Frank a bien démonté le mécanisme à nouveau à l’œuvre dans cette campagne présidentielle, au profit de Donald Trump et du Parti républicain: le mélange d’une colère économique, d’une frustration culturelle face aux élites jugées indifférentes, et d’un appétit insatiable pour les promesses sonnantes et trébuchantes.
Pas envie des Latinos
Colette, l’une des employées du KOA Campground, regarde sa fille Mannie en me répondant. Elle a sorti de l’école l’adolescente. Home schooling. Officiellement pour «mieux s’en occuper»: «Comment voulez-vous que je pense aux autres, m’interroge-t-elle. Nos factures sont notre horizon. On est bien ici. On n’a juste pas envie que des latinos ou des migrants viennent nous piquer nos jobs comme ils l’ont fait dans les usines. Alors, si Trump leur fait peur, c’est bien.»
Cette colère doit aussi être relativisée. Le camping KOA est à moins de dix miles de Shipshewana, l’une des localités américaines connues pour abriter une importante communauté d’Amish, ces protestants mennonites rigoureux (à l’origine venus de Suisse et d’Allemagne) qui refusent le mode de vie moderne. Trump ou Harris? Alvin, 74 ans, est assis dehors, pas loin de l’endroit où les Amish garent leurs charrettes à chevaux. Il sait que cette communauté avec laquelle il a grandi et vécu croit plus dans les prières que dans le vote.
Alors? «Il y a un côté religieux chez Trump qu’on ne retrouve pas chez Kamala Harris. Les gens qui croient en Trump s’imaginent que leur vie va changer, dit-il. Ceux que j’entends parler de Kamala Harris disent qu’ils la soutiennent parce qu’avec elle, c’est le pays qui va changer.» Une charrette passe. Un retraité Amish sert des sacs de popcorn au fromage ou au miel, «faits maisons» par sa communauté. Les restaurants affichent complets, grâce aux derniers contingents de touristes avant l’hiver. Cette Amérique-là ne va pas mal.
L’espagnol est parlé dans presque tous les magasins ou les échoppes Amish. Les tours en carrioles proposés pour quelques dollars se font aussi en espagnol. John et Janice s’étaient d’ailleurs rendus la veille au marché traditionnel de Shipshewana: «Donald Trump n’est pas notre idole, conclut Janice. Il est juste celui qu’on a le plus envie de croire.»