«Si j'étais resté dehors, je serais mort»
Je suis allé cuisiner avec les prisonniers à Orbe

Un prisonnier s'était plaint auprès de Blick de la nourriture au sein des Etablissements pénitentiaires de la plaine de l'Orbe (VD). Je suis allé vérifier ses dires à la source en allant mitonner un plat avec les détenus et leurs gardiens, long couteau à la main. Récit.
Publié: 06.11.2022 à 06:01 heures
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Dernière mise à jour: 06.11.2022 à 19:46 heures
Une place de travail m'a été réservée à côté de Jacques*, écroué depuis plusieurs années. Derrière les barreaux, il suit une formation et est suivi par un agent de détention, cuisinier de première formation.
Photo: Blaise Kormann
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Amit JuillardJournaliste Blick

Le niouf, ce n'est ni le Club Med ni le paradis. En fer, la gueule du cerbère prend la forme d'un interphone. Carré, comme mon interlocutrice. Il est 9h ce 14 octobre. Point de départ du parcours du combattant pour rejoindre les cuisines des Etablissements de la plaine de l'Orbe (EPO).

«Bonjour! Est-ce que vous êtes annoncés? Vous nous avez transmis vos pièces d'identité au préalable? Ok, merci de me redonner tous les prénoms, noms, dates de naissance et la plaque d'immatriculation du véhicule. Comment vous épelez votre prénom?» Et puis, les instructions. «Une fois que le portail s'ouvrira, vous pourrez réenclencher le moteur du véhicule et avancer. Lorsque vous serez de l'autre côté, arrêtez-vous et attendez qu'il se referme. Vous pourrez ensuite suivre la Tesla.»

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Après la porte du pénitencier, je découvre un abattoir à volaille.
Photo: Blaise Kormann

A son volant, Marc Bertolazzi, sympathique porte-parole du Service pénitentiaire vaudois (SPEN). Un virage à droite, un autre à gauche. Partout, des grilles, du gris, des caméras, beaucoup de béton et quelques carrés d'herbe. Bientôt le parking du personnel. C'est quoi ça? Un petit abattoir?

«Vous n'avez pas le droit de parler de ce que vous voyez»

Je ne croyais pas si bien dire. C'est vraiment un abattoir à volaille, tranche Yannis, responsable passionné du secteur de l'alimentation, deuxième guide du jour, qui souhaite rester discret. Pourquoi mettre à mort des poulets, mais pas des cochons ou des boeufs? «Ça n'est pas anodin d'abattre un animal plus imposant. Nous devons tout faire pour faciliter la réinsertion des personnes détenues. Par ailleurs, ça demanderait aussi une infrastructure plus importante.»

Faux départ, j'ai laissé ma pièce d'identité dans la voiture du photojournaliste Blaise Kormann, je suis un peu perturbé. A l'entrée de la Colonie fermée — maison d'arrêt de niveau de sécurité intermédiaire, située à côté de Bochuz et la Colonie ouverte (plus de 330 lits au total), j'échange mon précieux document contre une clef. Mes clopes et mon iPhone rouge passeront la matinée dans le noir à l'intérieur de ce casier bleu.

Derrière le guichet, un mur d'écrans et des images de caméras de surveillance. L'employée me demande de signer ce document. Sans lire, je m'exécute. «C'est écrit que vous n'avez pas le droit de parler de ce que vous voyez et entendez ici», appuie-t-elle, ne connaissant visiblement pas l'objet de ma visite. Une histoire d'estomacs.

Passons par les sous-sols

Cette aventure a débuté durant l'été. Un «taulard» — c'est ainsi qu'il se définissait lui-même — avait contacté notre rédaction pour se plaindre d'éléments a priori problématiques, voire graves, au sein de la cuisine des EPO et dans sa gamelle. Le SPEN, arguments factuels à l'appui, avait nié en bloc. Mais j'ai demandé à pouvoir aller travailler avec les embastillés derrière les fourneaux. Et ripailler.

Aujourd'hui, ma fouille ressemble à celle de l'aéroport. Je garde mes habits, passe sous le détecteur de métaux. Le trousseau de clefs de Yannis en enchaîne au moins 15. Chaque grille, chaque porte ouverte est refermée et verrouillée aussitôt. «Nous allons passer par les sous-sols pour éviter l'espace cellulaire. C'est le chemin que nous, agents de détention, empruntons tous les jours pour rejoindre les ateliers de production.»

Menuiserie, buanderie industrielle, restauration de volets, couture, petite mécanique, imprimerie ou encore boulangerie-pâtisserie. Sans omettre les activités liées à l'immense domaine agricole des EPO, le troisième plus grand du pays avec animaux. En Suisse, toute personne en exécution de peine est tenue de travailler, même après avoir atteint l'âge de la retraite.

De l'uniforme rouge au blanc de travail

Dans la cuisine, environ 30 gars ont troqué leur uniforme rouge pour leur blanc de travail. Comme six jours par semaine, de 7h20 à 11h30 et de 13h30 à 16h30. Il est passé 10h. Les préparations sont englouties par des armoires chauffantes à roulettes, prêtes à nourrir 800 bouches, en comptant la population de la prison de la Croisée, située ailleurs sur le territoire de la commune d'Orbe, et tout le personnel. Ce vendredi, c'est Tofu en persillade pour les végétariens, poisson aux aromates — 800 filets de maquereau de 220 grammes — et riz aux légumes — 75 kilos de riz, 25 kilos de légumes — pour les autres. Ça vous met l'eau à la bouche? La recette est disponible ici.

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Vers 10h, les premières préparations sont rangées dans des armoires chauffantes, prêtes à être distribuées.
Photo: Blaise Kormann

Yannis réunit ses troupes. Marc Bertolazzi leur doit une explication. «Comme vous en avez été avertis ce matin, nous accueillons un journaliste et un photographe, qui sont là pour décrire votre travail et votre vie ici, vous écouter. Si vous ne voulez pas être pris en photo, vous pouvez le signaler maintenant en levant la main.» Une première paume se montre, hésitante. Suivie d'une bonne quinzaine d'autres.

De toute façon, les règles fixées par l'Etat de Vaud sont très claires: aucun visage, aucun tatouage ne doivent être reconnaissables et les clichés doivent être validés avant publication. Pour protéger les employés, pour ne pas compromettre l'avenir des criminels et par respect pour leurs victimes.

Des yeux se baissent. Mais des regards bienveillants ou amusés sortent du bois. José* a l'air intéressé. Il veut absolument me causer de ce procureur qui l'a placé ici pour une broutille et des problèmes qu'il rencontre pour entretenir sa femme et sa fille depuis.

Des longues lames très accessibles

A droite en entrant, la station de plonge fait face au bureau vitré des agents de détention — «Ne dites surtout pas 'matons', c'est considéré comme une insulte par certains», m'avait averti le service de communication en amont de ce reportage — et à leur local de pause. Plus loin, le poste «patates». «De notre domaine! On en produit environ 60 tonnes par an», glisse Yannis, cuisinier de (première) formation, comme ses collègues.

Aimantés dans des armoires, des couteaux bien aiguisés de toutes les tailles pointent vers ces röstis en devenir. Des lames, dans les mains d'hommes potentiellement arrêtés pour des actes de violence, juste à côté de moi.

Est-ce vraiment indiqué? «En général, si l'un se fait attraper avec une fourchette dans la poche en passant le détecteur de métaux avant de retourner en cellule, c'est un oubli, tempère le chef d'atelier. Bien sûr, il y a aussi des agressions, des autoagressions, du vol de matériel. On joue au chat et à la souris, parfois. Je dis toujours: tout ce que vous pouvez voir dans les séries américaines, ça n'existe pas vraiment ici. C'est une autre échelle.»

Ça mange beaucoup, un condamné

Je peux le constater: l'atmosphère est assez détendue, le respect est mutuel, comme en entreprise. Disparus de mon esprit, les risques inhérents à ma courte incursion dans un environnement parfois hostile. A deux pas, de belles salades vertes prennent leur bain. «Pour un dîner, nous préparons 100 salades. Il peut arriver qu'un hôte indésirable se fraie un chemin jusque dans une assiette. C'est hyper rare, mais, sur le volume, c'est inévitable.»

Ça mange beaucoup, un condamné? «Oui, et nous leur donnons assez. Pour les quantités, nous prévoyons l'équivalent de 1,5 plat du jour par personne. Ils font beaucoup de sport et certains travaillent aux champs... Le moment du repas est très important: il faut que la nourriture soit chaude, bonne et qu'il y ait suffisamment à manger. Le moindre petit problème peut devenir source d'immenses tensions: en prison, tout est amplifié.»

Et les nausées des détenus sont souvent provoquées par autre chose qu'un malheureux ver dans une laitue pommée, assure-t-il. «Lorsque je reçois un courrier, s'il est paraphé, je vais discuter avec l'auteur. Souvent, ça cache autre chose, qui n'a rien à voir avec la nourriture. Comme, par exemple, avoir un deuxième oreiller. Mais pour ça, je ne peux rien faire.»

Une place de travail m'a été réservée

La section pâtisserie n'est pas très active aujourd'hui. Mais la laiterie est en plein boum. Le breuvage pasteurisé part ensuite dans les distributeurs: les captifs ont droit à leurs trois décis quotidiens. «On fabrique aussi 3600 yoghourts par semaine avec cette machine industrielle, pointe fièrement Yannis. Tout est très contrôlé: quatre fois par an, une entreprise vient faire un audit. Et régulièrement, des prélèvements.»

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Jacques, écroué depuis plusieurs années, me guide: derrière les barreaux, il suit une formation de cuisinier et vise une attestation fédérale de formation professionnelle (AFP).
Photo: Blaise Kormann

Quand est-ce que je peux enfiler mon tablier, moi? Dans 45 minutes, c'est la fin du service. Une place de travail m'a été réservée à côté de Jacques*, proche de la trentaine, écroué depuis plusieurs années. Derrière les barbelés enroulés, il suit une formation de cuisinier et vise une attestation fédérale de formation professionnelle (AFP). Une fois par semaine, le mardi, une enseignante vient lui donner les cours théoriques. Avant ça, toujours en cabane, il a pu étudier le marketing et parfaire son anglais.

A l'extérieur, il avait travaillé dans l'hôtellerie de luxe dans une grande ville suisse. Appliqué et attentionné, il me prend sous son aile. Lavage de mains, sauvetage de mes phalanges, technique pour couper tous ces légumes correctement et efficacement. La macédoine du lendemain en dépend. «Le bout du couteau doit toujours rester en contact avec le plan de travail, comme ça, exemplifie-t-il, l'air un peu gêné, timide. Attention à votre petit doigt, posez-le bien à la verticale au-dessus du céleri.»

«On n'est pas à l'hôtel, ici!»

De grandes fenêtres encadrent quelques bâtiments des EPO, de la verdure et le ciel, aussi. «L'ambiance en cuisine, c'est comme à l'extérieur, dans la restauration. Même si ici, il n'y a pas d'amis.» Parfum de normalité. D'un revers de main, il débarrasse la planche, balaie les critiques. «Bien sûr, il y a parfois des mécontents qui se plaignent de la bouffe, mais on n'est pas à l'hôtel, ici!»

Petit à petit, les bacs se remplissent de nos petits dés colorés. Petit à petit, Jacques vide son sac. Il détaille son délit, aborde l'histoire de son jeune enfant, qu'il n'a pas revu depuis des années.

Pour des raisons de protection de la personnalité et à la demande des autorités, je ne peux vous dévoiler son récit. Plus tôt, Yannis m'avait soufflé: «Dans cette cuisine, il y a tous les profils que vous pouvez imaginer. Sauf celui de tueur en série». Certains purgent quelques semaines, d'autres sont sanctionnés d'une peine à vie.

«Si j'étais resté dehors, je serais mort»

«Au début, j'ai eu des comportements violents parce que je n'acceptais pas ce que j'avais fait, se souvient Jacques. Maintenant, je sais que j'ai mérité ma peine, je suis suivi psychologiquement, c'est dur, mais je vais de l'avant et je prépare l'après.» En sécurité. «Si j'étais resté dehors, je serais mort à l'heure qu'il est.»

Ce Romand s'estime bien loti à Orbe. «C'est le job le mieux payé des EPO: je gagne 36 francs par jour. J'en touche une partie, ça sert par exemple à payer la location de la télé, la lessive, les cigarettes. Un bout va sur un compte bloqué pour que j'aie de quoi faire quand je sortirai.» Selon le modèle en vigueur, le reste finit sur un troisième compte et sert à indemniser la ou les victimes, à aider la famille du condamné et à rembourser les frais de justice.

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«Dans ce garde-manger, j'ai de quoi nourrir plus de 800 personnes durant deux semaines! Pendant le Covid, tout était rempli jusqu'au plafond», raconte Yannis.
Photo: Blaise Kormann

La pause approche: au vestiaire! «Pardon, mon français n'est pas bon.» John*, un immense Nigérian, n'aura presque pas le temps de me raconter, en anglais, le «racisme» de certains copensionnaires, les références christiques qui bénissent sa peau ou ses séances de sport. «Je suis un chrétien qui a fait des erreurs. J'ai décidé de me transformer physiquement et mentalement.»

«Un détenu m'a attaqué avec un tabouret»

Jacques, John et les autres ont maintenant rejoint leurs cases. Il reste encore une caverne d'Ali Baba à explorer, où les réclusionnaires n'ont pas le droit d'aller, au sous-sol. L'impressionnant garde-manger. Yannis sourit: «J'ai de quoi nourrir plus de 800 personnes durant deux semaines! Pendant le Covid, tout était rempli jusqu'au plafond. Ah! Et j'ai viré l'huile de palme, de coco, pour les remplacer avec du beurre bien de chez nous. J'essaie au maximum de travailler avec des produits de la région, en fonction de mon budget.»

Des palettes et des palettes d'œufs (aux EPO, il faut en casser 2400 pour faire une omelette), des kilos et des kilos de farine fleur, des caisses et des caisses de pommes de terre, un bataillon de flacons de Tabasco, des briques de lait sans lactose, des paquets de 5 kilos de «Le Caïd», couscous au nom de circonstance, ou encore de la pâte de curry rouge thaïlandais. «Des fois, ils nous partagent les recettes de chez eux et on les prépare pour tout le monde. On fait du boeuf aux arachides, par exemple.»

Ce menu lui rappelle de bons souvenirs. «Mes parents ont travaillé en Côte d'Ivoire. C'est mon père qui m'a fait découvrir le mafé, il aimait le préparer.» Yannis aime l'échange et connait la vie en communauté mieux que beaucoup. «J'ai grandi dans une colonie de vacances. Dans mon métier, je retrouve ce contact humain, ces multitudes d'ethnies, de gens.»

Avec des contraintes et la violence en plus. «Bien sûr. Mais entre agents de détention et personnes détenues, les rapports sont plutôt bons. La preuve? Une fois, il y en a un qui a tenté de m'attaquer avec un tabouret. C'est un autre qui s'est interposé. Si nous devons nous défendre nous-mêmes, ce qui n'arrive presque jamais, c'est toujours avec proportionnalité. Nous ne maltraitons personne.»

A Noël, cocktail de crevettes et entrecôte

Dans la cave à fromages, encore des produits locaux, mais il fait froid. «Ce gruyère vient de Lignerolle, juste là au-dessus.» Il «va bien» pour le souper vaudois, avec les rondes. Ou peut-être pour le 1er août.

«Pour les occasions spéciales comme la fête nationale, on essaie de faire quelque chose de sympa et de typique. Une salade de cervelas, des croûtes au fromage ou un rôti vigneron. Et on met un petit drapeau à croix blanche sur le dessert.» Pareil à Noël, avec un cocktail de crevettes, de l'entrecôte et une mousse au chocolat.

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A la cafétéria du personnel, il y a deux menus à choix, vendus à 9 francs.
Photo: Blaise Kormann

Tout le monde commence à avoir faim. Quid des préférences alimentaires? «De base, il y a trois choix offerts lors de l'admission: standard, sans porc et végétarien. La personne ne peut pas changer d'option chaque jour. Et puis, les services médicaux peuvent aussi intervenir. Mais on reçoit beaucoup de demandes et c'est impossible de toutes les respecter. On y travaille. On dispose aussi de barquettes sellées végétariennes et pauvres en sel pour couvrir un maximum de régimes.» Les végans doivent donc trier.

Verdict: le maquereau est bon

Il faut quitter la Colonie fermée pour rejoindre l'édifice administratif, en face, et sa cafétéria du personnel. Derrière le comptoir, les subordonnés de Yannis sont au service. A la carte? Les mêmes mets que ceux servis aux bagnards, à quelques détails près: il y a une option supplémentaire, un buffet de salades et un dessert. Comme les collaboratrices et les collaborateurs, Blaise Kormann et moi déboursons 9 francs chacun.

A notre table, Jean-Marc Boudry, directeur des EPO depuis fin 2019, a choisi la saucisse. Moi, le filet de maquereau. Comme ça, je mange aussi avec Jacques, John et José, en quelque sorte. Vedict? C'est bon, relevé. Un yoghourt de la maison et il sera temps d'aller le digérer dans le monde libre. Ah, pas si vite! Une dernière instruction pour la route: «Juste après être sortis, arrêtez-vous, coupez le moteur et attendez que le portail se referme complètement derrière vous.»

*Prénom d'emprunt

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