L’agent de sécurité en ronde de nuit n’en sait rien. Il n’était là aucun des trois soirs où les caves se sont embrasées. Je l’apprendrai plus tard: il a été engagé à cause de ça. Rez-de-chaussée: derrière une porte vitrée, beaucoup trop d’humains et un chien dans un bien petit espace.
Devant eux, l’ascenseur s’ouvre. Laissons sortir cette table. Et puis ce canapé aussi, bon sang. Ils attendent depuis de longues minutes déjà. Ils finissent par embarquer. Ils montent: la trentaine d’étages défile sur le petit panneau d’affichage bleu. Je n’ai pas encore compris qu’il va falloir croiser les bras une bonne dizaine de minutes encore.
Avenue du Lignon 6, commune de Vernier, mercredi 15 décembre. Le zéro degré fait barrière aux températures négatives. Une semaine après, ça hume encore le plastique cramé. Il est 18h passées, Amelia Veloso rentre du boulot.
Le «lift» n’est toujours pas redescendu. Il se stoppe souvent. «C’est vrai que ça sent encore. Vous savez, on a eu peur. Et avec le bruit des ventilateurs pour évacuer la fumée et les pompiers dans les escaliers, je n’ai pas dormi trois nuits d’affilée la semaine dernière. L’ascenseur? Les autres sont en panne à cause des incendies de la semaine dernière, tout le monde emprunte celui-ci.» Cette mère de famille habite au troisième.
«Il fait bon vivre ici»
Amelia Veloso pèse sur son bouton. Mais nous descendons. D’un niveau, puis de deux. Ça bourre, la place commence à manquer. «Il faut être patient, ces jours-ci. Tout le monde se demande qui a bien pu faire ça…» Des visages acquiescent. Le torticolis guette. Une famille force gentiment l’entrée: «Ça fait trois fois qu'il nous passe sous le nez». Le sac de Darrin Vanselow, le photographe qui m’accompagne, devient trop grand.
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Pas besoin d’enlever nos chaussures, nous (r)assure notre hôte. Le couvercle d'une casserole gigote sur la cuisinière. Artur et Chris — le fils — Godinho l’attendent pour le souper. La petite famille genevoise — «j’ai vraiment l’air d’être Genevois, moi?!» — s’est installée dans ce quartier populaire à la mauvaise réputation il y a un an. «D’abord, je ne voulais pas vivre ici, je détestais cette cité, confie le père. Nous habitions à Carouge, qui ressemble à un petit village, jusqu’à ce qu’ils nous expulsent de la Cité Léopard (vouée à être rasée, ndlr.). Mais quand j’ai découvert cette vue magnifique sur le Rhône et la nature (il pointe vers la fenêtre du salon), j’ai changé d’avis. Il fait bon vivre ici.»
«J’ai peur d’être prise au piège»
Sauf lorsqu’une ou des personnes boutent le feu à une cave trois jours de suite, comme ces 7, 8 et 9 décembre. Puis à des containers situés à l’intérieur le week-end venu. A chaque fois, près de 30 pompiers sont intervenus et des habitants ont dû être évacués. Aucun blessé n’a été déploré, mais plusieurs personnes incommodées par la fumée ont été transférées aux Hôpitaux universitaires genevois (HUG). Des investigations sont en cours pour retrouver le ou les coupables.
«Au premier feu, on se dit que c’est un accident, commence à énumérer Amelia Veloso. Au deuxième, on se pose des questions. Le troisième met la puce à l’oreille! J’ai peur d’être prise au piège dans les flammes. Je ne suis pas prête à quitter cet appartement en laissant tout derrière moi. Ce week-end, mes petits-enfants étaient là. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.» Qui a joué les pyromanes, selon vous? «Je ne sais pas, je ne pense pas que ce soit les jeunes. Ils laissent parfois traîner leurs bouteilles d’alcool dans les escaliers, font parfois des dégâts dans le parking, mais ils ne sont pas bien méchants. C’est peut-être des gens en conflit avec la gérance ou alors quelqu’un qui voulait se venger après que son véhicule plein de matériel et de meubles a brûlé il y a quelques semaines…»
Le chien aboie, la fumée entre
A l’heure actuelle, une seule chose ne fait pas de doute. «Ces incendies sont volontaires, il n’y a pas de hasard», confirme Sylvain Guillaume-Gentil, porte-parole de la police cantonale, joint par Blick plus tôt dans la journée. En 2021 au Lignon, sur les 19 départs de feu répertoriés par les forces de l’ordre, 17 concernent des locaux communs ou des espaces extérieurs. Au moindre signe de fumée, les locataires doivent appeler les secours et se calfeutrer chez eux, rappelle le Service incendie et secours (SIS), qui a depuis adapté son dispositif d’engagement.
Pour passer du 6 au 8, endroit le plus sinistré, il faut reprendre l’ascenseur pour économiser nos quadriceps, monter au quatrième, puis suivre la coursive qui unit les numéros de la barre d’immeubles. Chemin de croix. Patricia Durao poireaute. Elle vit tout en haut du 9, au trentième. «Le premier soir, je m’étais endormie au salon. Mon chien a commencé à aboyer. Il y avait un nuage de fumée incroyable chez moi, je ne voyais pas à plus d’un mètre.»
La nuit à la fenêtre, des yeux cernés
Vous avez eu peur? «Oui, je me suis demandé: 'Purée, comment je vais sortir d’ici?!' Ça entrait par la ventilation de la salle de bains. Je me suis sentie très, très mal. J’ai dû passer ma nuit à la fenêtre pour pouvoir respirer. Les pompiers ont dû casser la porte qui mène à la piscine commune pour laisser passer l’oxygène.» Sur son portable, des photos de cendres recouvrant ses WC.
Un monte-personnes fait halte. Impossible de s’y incruster. «La deuxième nuit, j’ai entendu les sirènes, mais je me suis dit: 'Non, ce n’est pas possible, ça ne peut pas être ici'. Mais en fait, oui. Les pompiers ont voulu me faire descendre. J’étais en pyjama, avec un linge sur la tête. Ils m’ont fait promettre de rester à la fenêtre. Ce que j’ai fait. Je n’ai à nouveau pas dormi de la nuit.» Son visage est encore cerné.
«Les jeunes ne sont pas coupables de ça»
Emerson Guedes De Brito, 22 ans, cherche aussi à rentrer chez lui avec Trevor, son fidèle compagnon à quatre pattes. «Je ne pense pas que ce soit les petits de 15-17 ans qui ont fait ça. Ce n’est pas possible, sinon, nous, les plus vieux, on leur tombe dessus. C’est sûrement un taré malade. Un héroïnomane ou je ne sais pas. Y a beaucoup de trafic de crack aussi ici.»
Voilà l’élévateur. «Les deuxième et troisième nuits, je suis resté éveillé exprès, pour pouvoir avertir mes parents au cas où. C’est le Lignon, je m’attends toujours à du grabuge, vous voyez, mais jamais à ce point-là.» Sur les portes, des autocollants jaunes du SIS, vestiges tranquilles de ces soirées agitées: «Contrôlé. Occupé.»
Un ange à paillettes doré baille sur la sonnette de Myriam Bommer. «Vous voulez entrer? Je regarde 'Couleurs locales'. Qu’est-ce qui vous intéresse?» Votre expérience, chère Madame. «La première nuit, je n’ai rien entendu, rigole l'affable septuagénaire. La deuxième, je suis sortie, par curiosité, sans vraiment prendre le temps de me changer. Mal m’en a pris! J’ai dû aller chez une amie qui habite au 10 à 4h du matin. On ne me laissait plus rentrer chez moi. J’ai dormi tout habillée, comme ça. Vous êtes sûr pour la photo? D’accord.» Sourire étincelant et bienveillance droit dans l’objectif.
Une septuagénaire comme guide dans les sous-sols
«Vous voulez aller voir où ça a brûlé? Je vais chercher mes clefs.» Les caves de tout le petit gratte-ciel communiquent. Au bas des escaliers, la rumeur attaque les narines. «Je crois que c’est là-bas, où la lumière ne fonctionne plus. Vous avez une lampe de poche? Je ne sais plus comment l’activer sur mon téléphone.» D’un pas gêné et peu sûr, nous avançons.
Les murs encore humides dégoulinent de suie. Au fond, une chaise et un matelas carbonisés. «Je n’ai pas plus peur que ça, souffle celle qui habite ici 'depuis — arf! — pas longtemps, environ vingt ans'. Mais ça m’énerve quand même. C’est inconscient de faire ça! Et interdit!» Remontons. «Mine de rien, l’ambiance est sympa ici, les gens sont gentils, disent bonjour. Grâce à l’association des locataires, on peut même faire des fêtes sur le toit!» Comme dans un grand patelin, sauf que les environ 6000 âmes se partagent un immense bâtiment sorti de terre dans les années 1960 et deux tours, patrimoine protégé parce que d'importance nationale.
Bacalhau et nouilles sautées
Retour au pied du 8. «Vous avez froid? Vous voulez du thé?» Veste bleue distinctive, gants, grosses chaussures, protection sur les oreilles: les correspondants de nuit, Jonas Baumann et Romain Sampietro, suivent leur itinéraire habituel, entre 18h et 2h. Ils tentent d’apaiser et de régler des conflits de voisinage, de créer du lien social, nouent le contact avec les plus jeunes, mais aussi avec les aînés, les écoutent. Les entendent.
«Le Lignon souffre d’une mauvaise image et la situation est souvent surdramatisée dans les médias, estime Jonas Baumann. En réalité, on ressent très peu de sentiment d’insécurité malgré de petites zones de tensions. Pour beaucoup, il n’est pas question d’aller vivre ailleurs!» Leur téléphone sonne. «Quelqu’un se plaint du bruit dans un autre quartier. Il nous appelle nous plutôt que la police. Il faut qu'on y aille.»
Depuis ici, pour rejoindre la Brasserie du Lignon, il faut longer ce majestueux serpent architectural dont les écailles lumineuses glissent dans le brumeux crépuscule. Tortelloni, nouilles sautées, bacalhau, charbonnade. La carte est vaste et multiculturelle. Les lieux aussi. A côté des 86 couverts, un coin bar. Au service, Manuel Rodrigues.
«Avant, les gens cassaient les fenêtres»
«Ça fait 20 ans que je travaille ici. Mon frère a repris l’affaire en octobre 2002. Il est mort d’un cancer en 2016.» C’est vous le chef, maintenant? «(rires) Non! C’est mon autre frère!» Un regard vers la baie vitrée et ses souvenirs transparaissent. «Lorsqu’on a commencé, des jeunes nous ont dit: 'Vous n’allez pas tenir six mois!' J’en rigole avec eux aujourd’hui. On a tenu. Mais il y a 15 ans en arrière, des gens pétaient les fenêtres. Même s’il y en a parfois encore un pour faire le con, ça fait longtemps qu’on n’a pas appelé la police.»
Trois jeunes gars, Nike TN «requin» aux pieds, doudounes ouvertes, s’agglutinent autour d’une machine de la Loterie romande. «Eh Manuel, tu me fais de la monnaie s’il te plaît? Et un verre vide avec des glaçons aussi!» Il s’exécute. «Les gens se connaissent ici et je les connais. Mais, des fois, je ne comprends pas leur langue… Vous savez…» Il mime la fumette, les yeux malicieux. «Eh! On ne joue pas à la machine avec une boisson à la main», leur rappelle-t-il. «On sait, on sait.» Leurs prochains mots sonnent bizarrement affectueux: «Casse pas la tête!»