Et si j’arrivais trop tard au «stamm» bernois des anti-mariage pour toutes et tous? «Vu la vitesse du dépouillement aujourd’hui, c’est pas impossible que ça soit très vite quasi définitif et des gens risquent de se barrer comme quand y a 3-0 après 10 minutes au foot...», m'avertit mon collègue Adrien Schnarrenberger, qui gère le suivi en direct des votations de ce 26 septembre pour Blick. A 12h15, tout semble déjà plié: ce sera un grand oui au mariage homo et un grand non à l’initiative 99%.
13h01, je monte dans le train. Déjà une minute que mes futurs hôtes ont ouvert les portes d’une salle au deuxième sous-sol de l’hôtel Kreuz à Berne pour accueillir la presse. Autour de moi, des paysans jouent avec la nature dans les champs du Seeland.
C’est juste pour cette phrase que j’écris ce paragraphe sur mon voyage avec le BLS vers la capitale. La nature, la biologie, je sens qu’on va m’en parler. Ça tient généralement en trois lettres, comme une compagnie de transports publics: PMA (procréation médicalement assistée par don de sperme) ou GPA (gestation pour autrui).
Autour du rôti
Les résultats continuent de tomber, canton après demi-canton. Même le très conservateur Appenzell Rhodes-Intérieures dit oui, du bout des lèvres. Ça ressemble à un «vous pouvez embrasser le marié». C’est bon, c’est gagné, c’est sûr. Trop beau. Enfin! Ah oui! Il faut que je vous déclare mes intérêts et mes intentions. J’ai 32 ans, je suis homosexuel. Franchement dit, le mariage de contes de fées, les enfants, tout ça: très peu pour moi a priori.
Mais qu’importe, je milite depuis bien des années pour avoir la possibilité de m’y refuser et pour que d’autres couples de même sexe puissent se casser la tête à choisir qui mange à côté de qui. Le soir de la grande fête ou le dimanche soir en famille autour du rôti, naturellement.
Au bas de l’escalier, deux affiches, en allemand, qu’on n’a pas vues en Suisse romande. «Une vie sans un papa?», demande la première. «Non à la dictature du genre», tacle la seconde. Un biberon rose pour les filles, un bleu pour les garçons et les mômichons seront bien gardés. Qui sont les gens derrière ces slogans? De quoi ont-ils peur? Pourquoi se sont-ils lancés dans un combat perdu d’avance face à une société qui a évolué sans eux?
Que le speed-dating commence
Il est 14 heures. Dans la salle, des caméras de deux télévisions publiques. Les masques — obligatoires puisque certaines personnes présentes ne sont pas vaccinées et que le certificat Covid n’est pas demandé — peinent à cacher des mines défaites sous la lumière crue de cette pièce sans fenêtre.
Sur les écrans, on zoome sur les quelques points rouges qui tachent la carte du pays. Pas ou peu de visages connus. Peu de Romands. Beaucoup de mâles blancs. Surtout des membres de l’UDF, parti de droite dure ultraconservateur et chrétien, et de l’UDC, me souffle-t-on. L’ambiance jure avec les images qui me parviennent du camp du oui, de mon camp, qui célèbre déjà.
C’est vrai, j’abhorre leur vision de la société comme ils abhorrent la mienne. Mais j’admire les Don Quichotte. Ils me fascinent avec leur petit côté courageux et masochiste. Le speed-dating peut commencer. A qui vais-je faire mon coming-out en premier?
«T’as vu ça? 90,37% de oui dans un quartier de Zurich, quelle horreur! Mais c’est le Jura bernois qui va nous sauver, regarde tous les petits points rouges.» Je ne reconnais pas tout de suite la cravate colorée de Marc Früh, figure romande de l’UDF et habitant de Lamboing, qui avait déjà combattu avec vigueur l’extension de la norme pénale anti-raciste à l’homophobie en février 2020. A ses côtés, le Vaudois Philippe Karoubi, de Jouxtens-Mèzery, membre de la direction de l’UDF et du comité référendaire.
Un papa, une maman,…
Il est déçu mais volubile. «C’est surtout décevant pour la Suisse. Dans cette campagne, nous avons eu un vrai souci démocratique. Nous avons eu toutes les peines du monde à nous faire entendre. Il y a eu un blocage dans les médias avec une forme d’information extrêmement orientée. Quand les gens entendent toujours la même pensée unique, ils finissent par y adhérer. Nous n’avons pas pu nous battre à armes égales. Mais bon, nous sommes des démocrates et acceptons le choix du peuple.»
N’est-ce pas simplement la société qui a changé sans vous? «Les choses évoluent-elles toujours dans le bon sens? Nous allons rester sur nos positions. Notre pays a été fondé sur le mariage entre un homme et une femme, qui créent une cellule familiale. Un enfant naît d’un père et d’une mère, c’est la règle biologique. Le camp du oui a beaucoup parlé d’amour mais n’a jamais insisté sur le bien-être de l’enfant.» Je lui dis que je suis homosexuel, il me répond qu’il est ravi de pouvoir échanger avec moi, affable et souriant. Nous prenons chacun une chaise.
Et reprenons. Quid des études universitaires menées sur le long terme qui montrent qu’un enfant de parents homosexuels ne vit pas moins bien que celui d’un couple hétéro? «Nous, de notre côté, nous avons beaucoup d’analyses ou d’études qui montrent que des enfants issus de PMA se portent moins bien. En Suisse, l’enfant pourrait ne pas connaître son père avant ses 18 ans! Le désir d’avoir un enfant ne doit pas être supérieur à l’intérêt de l’enfant, pour qui il est important d’avoir une bonne vision de ce qu’est un homme ou une femme.»
Vous ne seriez pas un peu homophobe?
Et que répondez-vous aux personnes qui, comme moi, se sentaient discriminées par la situation qui prévalait? «On a voulu nous faire passer pour des gens qui discriminent les couples homosexuels. Le partenariat enregistré, ça allait très bien et le cadre était bien défini. Le mariage sert à procréer. Et dans ce domaine, il ne peut pas y avoir de discrimination puisqu’un couple homosexuel ne peut pas procréer sans l’intervention d’un tierce personne. Nous sommes là parce que nous avons des valeurs chrétiennes et ne sommes pas prêts à les abandonner.»
Mais quand même, beaucoup vous soupçonnent d’être des homophobes qui se cachent derrière le débat autour du bien-être de l’enfant… «C’est un mauvais débat. Je ne porte pas un jugement sur l’homosexualité ou les homosexuels. J’ai été sauvé par grâce, qui serais-je pour juger autrui. C’est Dieu qui juge. Je ne vais pas imposer mon miroir sur la vie aux autres. Jésus n’a pas condamné le pécheur, il a dit «ne péchez plus».»
«Vous allez vraiment écrire tout ce que je dis? Votre média va brûler!» Je n’espère pas, il est encore si jeune. Monsieur Karoubi, je me pose encore une question. Vous m’avez dit avoir cinq enfants. Si l’un ou l’autre vous disait être homosexuel et vouloir des enfants, vous réagiriez comment? «J’essaierais de le comprendre, même s’il n’accepte pas les valeurs dans lesquelles nous l’avons éduqué. Je ne le rejetterais pas pour ça. Mon rôle est d’aimer mes enfants. Mais ça me choquerait et je préférerais qu’il soit comme vous. Qu’il ne veuille pas se marier ni avoir d’enfants.» Bon, je crois qu’on a fait le tour. «Merci Amit, soyez béni!» J’ai besoin d’une clope.
La sainte biologie
Retour dans la salle, qui se vide peu à peu. Les affiches avec des bébés dessus ne couvrent plus les murs. Seul le Tessin doit encore donner ses résultats définitifs. Il est presque 16 heures. Timmy Frischknecht est toujours là. L'étudiant en génie mécanique à l'EPFZ est surtout président des Jeunes UDF suisses, formés il y a un peu plus d’un mois. Le beamer qui diffusait le direct de la SRF sur les votations projette maintenant un reportage très «faune et flore». Je vous avais dit qu’on parlerait nature et biologie.
Le Thurgovien déplore lui aussi que le débat sur le mariage pour tous ait été plus idéologique que biologique. «Pour moi, le fait d’être homo ou hétéro n’a rien à voir avec ce vote, coupe-t-il sans agressivité. Une personne homosexuelle fait un choix pour sa propre vie et ce n’est pas à l’Etat de décider si c’est bien ou pas. Mais Dieu, ou l’univers, ou le hasard, comme tu voudras, a décidé qu’un enfant était le produit d’un homme et d’une femme. Et il a le droit de savoir d’où il vient.» Un choix, vraiment? Je ne vais pas rebondir là-dessus; j’ai une autre question.
Mais au fond, de quoi avez-vous si peur? «Ce vote me fait un peu peur parce que si on continue sur cette logique, on va vers la GPA. Maintenant, en ouvrant la PMA aux couples de lesbiennes, nous avons créé une discrimination pour les couples gays. Il aurait fallu dire non à la PMA pour tout le monde, y compris les couples hétérosexuels infertiles.» J’ai comme l’impression qu’on tourne en rond. Et de toute façon, tout le monde part.
Eau minérale naturelle
A l’extérieur, Anian Liebrand, coordinateur UDC du comité référendaire, fume au soleil. Je m’arrête. Le Tessin vient de dire oui, comme tous les autres cantons. «Ce n’est pas la société que je souhaite créer, mais je vais vivre avec. Je suis forcément déçu après des mois de travail. Mais, au contraire de certains de mes collègues, je ne croyais pas à notre victoire. Je savais que ça allait être compliqué, mais je ne m’engage pas selon les trends.»
C’est tout à son honneur: certains parlementaires influents n’ont pas osé s’engager dans la campagne et ont envoyé les autres au casse-pipe. Avant de me saluer, il m’assure encore, tout sourire, qu’il n’y avait pas d’homophobes au comité. Je retourne prendre mon train de retour. J’ai de quoi fêter: on m’a offert une bouteille d’Henniez, eau minérale... naturelle.