Quelque part entre Teufen et Steigbach, le RER des Appenzeller Bahnen serpente à vitesse réduite, offrant à ses occupants un coup d’œil bucolique digne des publicités pour le fromage local. En ce samedi d’automne, le brouillard ajoute une touche propice aux rêvasseries, jusqu’à ce que le visage d’Ada Marra ne s’affiche sur les écrans de la rame. Une apparition davantage inattendue que l’information qui s’affiche sous le portrait de la Vaudoise: la socialiste lâche la vice-présidence de son parti. «Au moins, elle reste au National. C’est bien», glisse Léonore Porchet.
L’élue écologiste aurait pu s’arrêter à Berne, où les délégués des Verts étaient réunis notamment pour réagir à la COP26, mais elle a préféré poursuivre sa traversée du pays pour son travail: le festival «Les Créatives», qui s’exportait pour l’occasion en Appenzell Rhodes-Intérieures et dont elle est responsable de communication. Un pèlerinage aux allures de course d’école à haute portée symbolique — il s’agissait, l’espace d’une après-midi, de s’emparer de la Landsgemeindeplatz.
Chaque mois d’avril, c’est sur cette place que se réunissent les habitants du demi-canton pour élire ses autorités et traiter des affaires courantes. Une tradition qui dure depuis 618 ans mais à laquelle les femmes ne sont conviées que depuis 1991 à la suite d’une décision du Tribunal fédéral. Léonore Porchet avait neuf mois le 29 avril 1990, lorsque les hommes réunis pour «l’assemblée du pays», littéralement, ont refusé ce droit aux femmes à une large majorité.
Samedi prochain à Genève
Changement de décor 31 ans plus tard. D’abord parce que, déserte comme ce 13 novembre 2021, la place est revenue à son état de parking en zone bleue. Y dorment quelques-unes des voitures immatriculées AI n’étant pas des véhicules de location. Ajoutez à ce déprimant tableau une pluie drue et une température à peine positive et vous avez de quoi refroidir les plus ferventes des militantes — Noemi Grutter et Yael Anders en font partie. Les deux Alémaniques sont les chevilles ouvrières de «vote 71/21», ce projet qui vise à «transformer la commémoration peu glorieuse du retard suisse en matière de suffrage féminin en une véritable célébration joyeuse».
Le duo au français parfait affiche sans peine sa déception quant à la mobilisation restée bien en deçà des attentes: elles ne sont qu’une petite cinquantaine à se tenir devant le mal nommé restaurant «Sonne». «Même depuis Zurich, Appenzell, c’est loin. Et cette pluie est si triste…», soupire Noemi Grütter.
La foule — si on peut l’appeler ainsi — clairsemée ne rend pas hommage aux efforts des organisatrices, qui ont décoré avec soin le berceau de la démocratie appenzelloise. Il s’agit d’une forme de répétition générale en vue de la même action, samedi prochain, sur la plaine de Plainpalais à Genève. Un cercle de sciure délimite non pas un espace de lutte suisse mais une zone réservée aux «femmes, personnes inter, non-binaires et trans». Nous resterons donc à l’extérieur, comme l’ont vécu les femmes jusqu’en 1990.
«On peut se faire vacciner à votre truc?»
Pour l’instant, les badauds ne sont pas nombreux. Les curieux que l’on croit deviner sont en réalité des journalistes de l'«Appenzeller Zeitung»... qui se livrent à une confidence surprenante: ils n’ont pas évoqué l’événement en amont dans leurs colonnes pour «éviter que des locaux viennent dégager les féministes avec des fourches». Ce qui semblait être une blague n’en est hélas pas une. Nous allons le comprendre aux premiers contacts avec la population locale, largement moins enthousiaste que les autorités cantonales avec qui la collaboration a été «excellente», selon les organisatrices.
Un homme âgé intrigué par la chanson française qui descend des haut-parleurs en lieu et place de la «Marcia solenne» militaire du mois d’avril s’approche de Léonore Porchet. «Il se passe quoi ici aujourd’hui?» Les explications en hochdeutsch de l’élue obtiennent un haussement de sourcils et une pique humoristique. «On peut se faire vacciner à votre truc? Vous auriez dû mettre un stand et faire une pierre deux coups!» Au moment où les organisatrices prennent la parole, l’homme rebrousse chemin vers l’intérieur du café en grommelant. «Ah tiens, les vagins vont parler maintenant…»
Au fil de l’après-midi et malgré les efforts didactiques des participantes, il semble clair que l’évènement va se dérouler en vase clos, avec au mieux un intérêt poli de quelques passantes. Les féministes prennent soin de documenter cette grande première pour les réseaux sociaux, terrain privilégié de leurs luttes. Le pluriel est de mise: il ne va pas que de l’égalité, mais de la fameuse «convergence des luttes» — écologiste et sociale. Les participantes sont invitées à rédiger leurs vœux féministes sur des petits bateaux à lâcher dans la rivière Sitter attenante, une façon de «se rapprocher de la nature».
Un faux plateau TV
Dans son allocution, la Landafrau Anna Rosenwasser (bien-nommée, cette fois) a aussi insisté sur la représentativité. «Nous avons enfin obtenu le droit de vote en 1971, mais aujourd’hui, 25% de la population ne peut toujours pas s’exprimer: celles et ceux qui vivent en Suisse mais n’ont pas le passeport», a-t-elle déploré sous les acclamations de la foule. Les huit recommandations, qui vont du financement de la lutte contre la violence sexiste à la réforme du droit pénal en matière de viol en passant par des investissements écologistes ou la réduction du temps de travail, ne dépareilleraient pas sur un programme électoral rose-vert. Le catalogue de mesures fait écho à la récente Session des femmes et adopté à l’unanimité à… rose levée sur la Landsgemeindeplatz.
En parallèle de l’édition genevoise, un vote en ligne débouchera sur une grande soirée de proclamations des résultats, le 25 novembre au bout du Léman, en présence notamment de Micheline Calmy-Rey. Les Créatives reproduiront un plateau télévisé — comme lors des votations fédérales, le suspense en moins, à en croire les résultats de la Landsgemeinde appenzelloise.
L’événement aura attesté d’une chose: le fossé entre les revendications féministes et la réalité appenzelloise est bien plus grand qu'un rond de sciure. Et ce n'est pas le «citoyen à la baïonnette militaire» (l’indispensable pour voter à la Landsgemeinde), statue de Johann Ulrich Steiger qui trône toujours sereinement au centre du chef-lieu cantonal, qui dira le contraire.