«Tout est foutu.» C’est la première phrase qui sort de la bouche de notre source, à l’autre bout du fil, pour illustrer le désordre qui règne (toujours) à la prison pour mineurs de Genève. La Clairière, c’est un centre de détention où une trentaine de jeunes délinquants, âgés de 15 à 18 ans, purgent leur peine. Mais c’est aussi, depuis la pandémie, un vrai moulin à polémiques.
Brossons le tableau à gros traits: des cellules insalubres, un personnel de prison trop familier et insultant envers ces jeunes, un médecin pénitentiaire aux abonnés absents (et qui prescrit des anxiolytiques par téléphone), des éducateurs et un personnel médical au bout du rouleau, et surtout une direction dont tout le monde semble se méfier, elle-même minée par l’absentéisme… Autant de déboires dénoncés par la presse, notamment par Blick en septembre.
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Surprise? La Clairière n’est pas au bout de ses peines, selon nos dernières informations. Au contraire, la situation semble avoir empiré, si l’on en croit une de nos sources et les révélations de nos confrères. Et ce malgré un audit interne entamé cet été déjà, censé faire le point et remettre de l’ordre dans ce bazar. Recontacté, un employé, qui avait déjà accepté de nous parler sous couvert d’anonymat à la fin de l’été, est catégorique: «C’est toujours le chaos. La direction promet des changements, mais en réalité, c'est de pire en pire.» Blick a appris que la psychologue de la structure, autrement dit l’un des derniers socles de stabilité dans pareil endroit, a posé sa démission.
Autre exemple: la «Tribune de Genève» révélait, le 24 octobre, que les éducateurs de la prison feraient grève le 2 novembre, pour protester contre les nouveaux horaires prévus pour 2023: onze heures de travail au lieu de huit. Alors que cette équipe de professionnels, en sous-effectifs, est déjà minée par les arrêts maladie, précise notre source. Un changement qui a également fait bondir le syndicat des services publics. «Cette prison est au milieu de nulle part… Avec les déplacements en plus, de tels horaires seraient infernaux pour les employés», s’indigne Corinne Béguelin, permanente syndicale contactée par Blick.
La psy tire la prise
L’historique des scandales à la Clairière n’est pas simple, et pour le moins intriqué. Mais s’il y a une chose à comprendre, c’est que le personnel de l’institution, principalement composé d’éducateurs, de l’équipe médicale et des agents de détention (les matons), crie au secours et se plaint de ses conditions de travail depuis au moins deux ans. Sans trouver d’oreille attentive, hormis celles des syndicats.
Résultat: en 2021, le taux d’absentéisme y oscillait entre 13% et 15%. Des chiffres conséquents et «préjudiciables pour les prestations aux mineurs», comme le souligne la syndicaliste. Notre source acquiesce: «Les jeunes sont de plus en plus angoissés par ce désordre permanent. Un tel cadre ne peut pas les aider à se réintégrer convenablement dans la société.» Alors que la réintégration est la mission numéro 1 d’un centre de détention et d’observation pour mineurs à problèmes.
Ainsi, de plus en plus de travailleurs et travailleuses de la prison jettent l’éponge. Une série de départs ont eu lieu, ou ont été récemment annoncés pour l’année prochaine – d'après les médias, la source interrogée pour le présent article ainsi qu'un autre interlocuteur interne, que nous avions interviewé pour l'article précédent. Et cela concerne aussi des postes clefs: la pédiatre a été congédiée cet été. Plus récemment, c’est la psychologue de la structure qui a définitivement jeté l’éponge, indiquent nos informateurs, inquiets.
Ce n'est pas tout: d'après l'une de nos sources, celui qui remplace la pédiatre licenciée cet été serait aujourd’hui – déjà! – en arrêt de travail… C’est donc un médecin généraliste qui fait le piquet, selon cette personne. Entre deux, la chaise serait cependant restée vide pendant plusieurs semaines, en septembre. Aucun médecin de garde n’aurait été présent sur place.
À qui la faute?
Soyons lucides: une prison remplie de jeunes, dont la majorité présente des troubles mentaux, sans psychologue à disposition sur place, c’est la recette du désastre. Qui gère cette équipe médicale qui se clairsème? À qui la faute? Difficile de blâmer une personne en particulier. En revanche, s’il y a un acteur de haut rang qui semble (trop) peu s’impliquer dans les affaires de la prison, c’est le médecin responsable de l’équipe médicale pénitentiaire, lui-même sous autorité des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG).
Nous dénoncions, en septembre déjà, sa présence sporadique (un demi-jour par semaine au lieu des trois réglementaires) sur place à la Clairière, et ses prescriptions d’anxiolytiques et de neuroleptiques sans consultation, par téléphone. La situation n'aurait pas beaucoup évolué: «Après la parution de votre article, le médecin en chef semble être venu sur place deux jours et demi, ou trois jours par semaine, confie notre source. Mais cela n’a pas duré, je ne le vois que très rarement actuellement.»
Malgré tous ces dysfonctionnements, l’équipe médicale n’aurait pas (forcément) l’intention de faire grève le 2 novembre avec les éducateurs. Pourquoi? On évoque un manque d’unité et de coordination avec les autres équipes. Notre source explique que le manque de solidarité entre les différentes professions est un problème: «Tout le monde est épuisé. On est tous en mode survie, c’est donc un peu chacun pour soi.»
Les matons (un peu) favorisés?
Nos confrères de la «Tribune de Genève» ont plusieurs fois dénoncé les conditions difficiles des éducateurs. Nous avions quant à nous pointé les dysfonctionnements de l’équipe médicale en plus, et la conséquence de tout ce chaos sur les jeunes détenus: des violences à leur égard, et beaucoup d’instabilité.
Les agents de détentions auraient également maintes fois fait part des «difficultés fonctionnelles» de l'institution à l'UPCP (Union du personnel du corps de police), nous précise le président du syndicat Marc Baudat dans un courriel. L'UPCP se serait également déjà entretenue avec le ministre de la sécurité Mauro Poggia à ce sujet en juin 2022. Sans grands résultats, apparemment.
La syndicaliste Corinne Béguelin nous dit quant à elle qu’il y a une certaine différence de traitement entre les corps de métier: «Les agents de détention reçoivent des primes pour le fait de travailler en milieu carcéral. Alors que les éducateurs, par exemple, ne sont pas considérés comme du personnel pénitentiaire. Eux n’ont pas droit à un statut particulier malgré le fait qu’ils travaillent au même endroit que les agents.»
Ces inégalités ont été dénoncées de longue date par la syndicaliste, engendrant beaucoup de promesses, mais peu d’actes. Corinne Béguelin précise: «Les éducateurs ont obtenu qu’un processus de revalorisation de leur fonction d’éducateur en milieu carcéral soit enclenché, mais il tarde à venir…»
Diviser le personnel pour mieux régner? C’est l’impression que donne la direction à Corinne Béguelin, tout comme à notre source. La représentante du syndicat des services publics insiste: «La direction dysfonctionne. Le personnel, de manière générale, reçoit des instructions contradictoires. Il y a un manque de communication. Tout le monde est épuisé, et il y a une grande défiance vis-à-vis de la direction.»
En politique, haussement d’épaules
Et qui se trouve au-dessus de cette direction, apparemment problématique? Le Département genevois de la sécurité, de la population et de la santé (DSPS), sous l’égide de l’élu MCG Mauro Poggia. Contacté, le ministre a directement répondu à nos sollicitations, et ne voit pas bien où est le problème…
Il nous rétorque, premièrement, que les onze heures de travail (au lieu de huit) qui attendent les éducateurs sont le fruit d’un bilan effectué en ce sens, qui aurait donné des résultats «positifs». L’élu explique: «Un groupe de travail sur les horaires a eu lieu avec les éducateurs, qui ont pu faire des propositions […]. En fin de compte, la seule variante horaire qui permet d’assurer un encadrement de qualité des mineurs, notamment en cas d’absences inopinées d’éducateurs, est celle de 11 heures de travail et 30 minutes de pause. La base horaire reste de 40 heures hebdomadaires, avec des journées de travail certes plus longues, mais des jours de récupération plus nombreux.»
L’idée d'une grève déplaît manifestement au ministre: «Si la grève a lieu, il s’agira d’une marque de mépris à l’égard du dialogue social […].» Mauro Poggia souhaite ainsi, lui aussi, faire passer un message: «Désormais, soit les syndicats obtiennent ce qu’ils exigent, soit ils suggèrent la grève. Il serait bon qu’ils comprennent que ce n’est pas ainsi que l’on doit fonctionner.» Qui aura le dernier mot?