Je vais bien finir par trouver quelqu’un qui me parle de sa détestation des politiques, de sa fainéantise ou de son désintérêt total pour cette élection vaudoise. À Lausanne, les abstentionnistes, ce sont 43’601 personnes (65,2% des électrices et électeurs inscrits) ce dimanche 10 avril à l’occasion du second tour de l’élection au Conseil d’État. «J’ai jamais voté. Mais c’est le dimanche des Rameaux, vous ne pourriez pas nous laisser tranquilles?»; «J’ai voté!»; «Je ne suis pas Suisse, j’aurais voté si j’avais pu»…
Devant un café, en face de la sortie du métro, Jérôme Lambert porte sa cigarette à la bouche. «Vous voulez quoi?» Ça sera sans photo. «Je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai pas voté. Je voulais élire les socialistes, mais ils n’ont pas passé le premier tour…» Si, si, trois ministres du parti à la rose se présentaient aujourd'hui. «En réalité, je ne me suis plus trop intéressé à la politique après ce qui s’est passé durant le Covid.»
Ce désormais sympathique habitant du quartier — la cinquantaine — est en réinsertion professionnelle dans la restauration, chômeur en fin de droits. «J’ai enseigné dans les écoles hôtelières avant de perdre mon emploi juste avant le début de la pandémie. Les mesures contre le Covid ont détruit les restaurateurs au profit de Manor, Coop ou Migros. C’est injuste. Pour moi, il y a rupture du lien de confiance. Je suis dégoûté.»
«Je ne peux plus saquer cette bande de rigolos!»
Nicole Putallaz sort son chien à quelques mètres de ces mots. «Je vais vous dire pourquoi j’ai pas voté! De base, je suis de gauche. Mais cette gauche caviar, il faut arrêter! Elle nous a oubliés, abandonnés! Elle ne fait rien pour nous aider, nous, les gens modestes qui travaillons toute notre vie mais avons de la peine à joindre les deux bouts. C’est écœurant: c’est cette classe moyenne qui a fait la richesse de ce pays, pas Nestlé! Et on a le droit à aucune aide.»
La jeune retraitée est en colère. «Je suis à l’AVS et je touche tout juste 3000 francs avec mon deuxième pilier. Moins que des gens à l’aide sociale qui n’ont jamais travaillé, peut-être pour de bonnes raisons. Je sais, j’ai été assistante sociale pendant 25 ans dans cette ville. C’est la première fois que je ne vote pas. Je ne peux plus saquer cette bande de rigolos! Les socialistes, on ne les voit jamais, ils ne sont pas là pour nous écouter. Cette gauche ne fait rien pour régler la misère en Suisse, rien pour le climat,… Vous avez ce que vous voulez?» Oui, mais je serais ravi si je pouvais vous tirer le portrait. «Allez, d’accord, va pour cette photo, alors!»
«J'ai 86 ans, j'étais trop fatigué pour aller aux urnes»
Direction les bois de Sauvabelin. «Je suis Française, je suis en train d’aller voter pour la présidentielle!» Un peu avant, une autre promeneuse avait renoncé: «J’ai fait un burn-out, j’ai préféré m’occuper de moi, même si c’est pas bien de ne pas voter». Au bout des refus, un belvédère. Adossé face au soleil, l’affable Ahmed Berrah, 86 ans, doit tendre l’oreille. «Je suis contre l’abstentionnisme! Dans la vie, il faut s’engager, d’un côté comme de l’autre, on ne peut pas laisser les autres décider à notre place. C’est trop facile. Mais aujourd’hui, j’étais fatigué et je n’ai pas eu la force de me rendre au bureau de vote. Je le regrette.»
Son sourire bienveillant m’accompagne jusqu’au café du musée de l’Hermitage. Ça brunche. «Tu tombes mal, on est toutes en gueule de bois.» Cap sur le centre-ville. Sur un banc au-dessus de l’horrible place du Tunnel, en contrebas de la cathédrale, Tatiana Betrame, 30 ans, laisse éclater un rire gêné. «Ok, je veux bien t’expliquer. Je savais même pas qu’il y avait des élections! Y a pas eu assez de propagande comme en France. D’habitude je ne vote que sur les sujets qui m’intéressent et que je trouve importants, pas pour des personnes que je ne connais pas. J’ai voté pour l’interdiction de l’expérimentation animale et pour le mariage pour tous, par exemple.»
«Je peux prendre un selfie, plutôt?»
Élire des gens, ça sert à rien? «Franchement, ça change pas grand-chose. On le voit en France: les présidents changent mais c’est toujours pire. Je suis assistante médicale, il y a des gros dysfonctionnements dans les hôpitaux, le personnel part en burn-out, des lits sont supprimés, les salaires n’augmentent pas. Et les politiques ne font rien pour que ça s'améliore!» Elle prend la pose. «Ça te dérange si je prends un selfie? Ça ira plus vite… C’était bien ce que j’ai dit? Je suis un clown, moi, j’ai pas l’habitude d’être sérieuse!»
Au pied du palais de Rumine à la Riponne, Benjamin Kolly, 22 ans, discute derrière une trottinette. «Ouais, vas-y, tu peux toujours me poser tes questions, c’est bien de nous donner la parole. En fait, moi, la politique, ça m'ennuie un peu. Et je prends pas le temps d’envoyer mon enveloppe. Si ça allait mal comme en France, j’irais voter. Mais comme tout va bien…» Le cliché lui plaît. «Beau gosse.»
Il est 15 heures. La gauche vaudoise s’est pris une veste. Le gouvernement bascule à droite. C’est l’heure du bilan pour le parti socialiste, qui perd un siège, Cesla Amarelle étant catapultée hors du château Saint-Maire par la jeune Valérie Dittli (Le Centre), encore inconnue du grand public. Ce reportage n’a aucune valeur statistique, mais l’immense majorité des personnes rencontrées aurait été susceptible de glisser un bulletin rose-vert dans les urnes dans d'autres circonstances. Les leçons à tirer sont visiblement nombreuses.