Amine* est gêné. Il hésite, se triture les doigts spasmodiquement. Il veut témoigner à visage découvert mais, au dernier moment, il se ravise. «J’en ai parlé avec mes parents et ils ne sont pas trop chauds, glisse-t-il. Ils sont terrifiés, en réalité. Moi aussi, j’ai peur.»
Ces propos, qui transpirent l'anxiété, tranchent avec l’atmosphère du quartier populaire lausannois de la Bourdonnette, ce lundi en fin d’après-midi. Le soleil d’automne offre ses derniers rayons dorés et une dizaine d’enfants joue innocemment sous le regard de quelques parents.
Leurs rires sonores décrochent un sourire attendri aux habitants qui remontent chez eux depuis l’arrêt du métro M1, bien connu des universitaires de la capitale vaudoise. La journée de travail arrive gentiment à son terme, les familles vont bientôt se retrouver. La vie paraît douce.
Non loin, Amine, lui, se retourne nerveusement lorsqu’il entend des gens traîner leurs baskets derrière lui. Son ton est calme, sa voix claire. Mais son regard est fuyant. Depuis que l’impensable s’est produit, il avoue ne plus oser sortir le soir.
L’impensable? Le samedi 18 septembre tard dans la nuit, une semaine tout juste avant la bagarre mortelle survenue au Flon le 26 septembre dernier, il a été lardé de coups de couteau — tout comme une de ses connaissances — alors qu’il fumait tranquillement une cigarette devant l’épicerie du quartier, raconte-t-il en substance.
Coups de couteau… dans le dos
Une quinzaine de personnes encagoulées aurait surgi de la pénombre et se serait déchaînée, sans raison apparente, sur les deux jeunes hommes: spray au poivre dans le visage, coups de matraque et de lame dans le dos. Un pistolet aurait même été brandi par un des agresseurs. Une scène surréaliste, insupportable.
Depuis, «il y a un vrai problème de sentiment d’insécurité dans le quartier», murmure Amine. Ses parents veulent déménager au plus vite. Lui aussi: «Dans une autre ville que Lausanne, cela serait l’idéal, lance-t-il. Mais n’importe où ailleurs qu’à la Bourdonnette, cela sera déjà très bien.»
L’affaire a été révélée par le conseiller communal socialiste Mountazar Jaffar mardi dernier, durant les débats de l’organe délibérant, rapportait «24 heures». Aujourd’hui, l’élu accompagne la jeune victime, qui vient de fêter ses 21 ans. Les deux sont voisins.
Une fois le duo arrivé à l’endroit où les portes de l’enfer se sont entrouvertes, Amine vacille sur ses jambes. «C’est difficile pour moi de revenir là», souffle-t-il. Il montre des traces de sang séché sur le mur d’un petit couloir. Celui-ci débouche sur un parking adjacent à la route de Chavannes. Des souvenirs douloureux remontent à la surface. «Ils se sont jetés sur nous sans même nous parler, affirme-t-il. J’ai été projeté au sol et je me suis roulé en boule le temps que cela s’arrête.»
La pluie de coups aurait duré à peine une minute, estime Amine. De longues secondes ressenties comme une éternité. «Je me suis relevé et j’ai voulu entrer dans ma voiture mais je me suis rendu compte qu’on m’avait piqué les clés et mon téléphone, lâche-t-il. J’ai fait le tour du quartier en appelant à l’aide. La personne qui était avec moi était au sol, inanimée. Je n’arrivais pas à réfléchir, je ne réalisais pas ce qui venait de m’arriver.»
Le jeune homme et son compère sont finalement pris en charge par la police et amenés au CHUV. «On m’a directement recousu, raconte-t-il en dévoilant discrètement les profondes cicatrices qui recouvrent le bas de son dos et une de ses cuisses. J’ai eu de la chance. Tout s’est bien refermé et je n’ai pas de séquelles physiques.»
Psychologiquement, par contre, le choc est dur à surmonter. «Je vais aller voir un spécialiste pour essayer de retrouver un semblant de normalité, pour pouvoir penser à autre chose et me libérer de mes craintes, rebondit-il. Je crois que c’est normal de passer par là. Je suis bien entouré, heureusement. J’ai aussi pris un avocat. J’aimerais vraiment remercier toutes les personnes qui me soutiennent.»
Une vengeance à l’aveugle?
Du côté des autorités, on explique ce déferlement de violence par un phénomène qui fait actuellement les gros titres en Suisse romande: les affrontements de bandes de jeunes. L’agression serait la conséquence d’une «échauffourée survenue quelques jours plus tôt dans un établissement public lausannois, où des jeunes s’en seraient pris à un individu provenant d’un canton voisin», affirmait le PLR Pierre-Antoine Hildbrand, municipal en charge de la Police, dans le grand quotidien vaudois.
La victime aurait voulu se venger dans le lieu de vie qu’elle présumait être celui de ses agresseurs, à savoir la Bourdonnette, mais sans en connaître les identités exactes, précise pour sa part la «RTS». La bande aurait donc frappé au hasard et, à en croire Amine, se serait trompée de cible. Pour l’heure, rien d’autre ne filtre officiellement. Une enquête est en cours.
«Concrètement, cela veut dire que n’importe qui aurait pu être poignardé ce samedi 18 septembre, tonne Mountazar Jaffar. J’ai l’impression que cette attaque est passée un peu sous les radars à cause de certains stéréotypes qui ont la peau dure.» Selon le conseiller communal, les habitants du quartier paieraient le prix de la mauvaise réputation du lieu.
Un quartier stigmatisé
L’élu socialiste s’explique: «Si pareille affaire s’était passée à Beaulieu, le débat public aurait probablement été différent. J’ai le sentiment que cet événement a pu paraître davantage banal qu’ailleurs en raison du profil socio-économique des habitants du quartier.» L’élu fait notamment mention des bas revenus et du fort niveau d’étrangers qui composent la Bourdonnette.
Concernant le fond du dossier, le doctorant en Science politique ne critique pas Pierre-Antoine Hildbrand, bien au contraire. «Il a raison d'affirmer qu'il s’agit d’un cas particulier et fortuit. Les statistiques le montrent, analyse-t-il. Mais le fait que deux attaques de bandes se produisent sur le sol lausannois en l’espace d’une semaine montre qu’on a raté quelque chose, qu’une réflexion doit être rapidement menée pour comprendre où et comment agir.»
Amine hoche la tête. Lui aussi veut visibiliser ce qui lui est arrivé, mais tient à mettre les points sur les i: «Un petit groupe de jeunes d’ici — une infime minorité du quartier — nourrit effectivement des rivalités avec des groupes fribourgeois ou encore bernois depuis quelques années, concède-t-il. Mais la Bourdonnette, ce n’est pas ça. C’est un lieu où des familles vivent tranquillement et s’entraident. J’aimerais maintenant que la justice le démontre.»
Selon nos informations, la police mène ses recherches au pas de charge. Plusieurs suspects auraient déjà été identifiés. Le téléphone d’Amine aurait par ailleurs été géolocalisé pour la dernière fois à Bienne. Là même où l’auteur des coups mortels de l’agression du Flon aurait été interpellé. «Cela ne doit plus jamais recommencer», exhorte le Lausannois. Un espoir sincère… mais naïf?
*Prénom d’emprunt