C’est la cour de l’espoir. Celui de ne pas se faire à nouveau amender parce qu’on a dû dormir sous un pont. Devant la maison du Sleep-In à Renens, de la musique orientale, des voitures, mais surtout, des femmes et des hommes en détresse. Et moi, accompagné du photographe Blaise Kormann.
Petit à petit, de plus en plus de personnes attendent dans le calme. Un homme, visiblement ivre, chahute, shoote dans une poubelle. Qui va obtenir un lit gratuit pour la nuit? À Lauriane et Pedro, qui veillent cette nuit, de trancher.
Il est 19h45, lundi 23 mai. À l’intérieur, dans le petit bureau, Lauriane plonge ses yeux dans le «livre de bord», sous les regards bienveillants de Nelson Mandela, de Gandhi et du Che — «ce tableau que vous photographiez, c’est l’œuvre d’un usager, si jamais». «Je dois lire ce qui s’est passé la nuit dernière, pour savoir s’il y a eu des altercations, si je dois prendre en compte de nouvelles réservations pour ce soir. Pendant ce temps, mon collègue est en train de préparer la cuisine, de mettre du stock dans les armoires, du thé et du café chaud sur les tables des petits salons.»
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Dans les étagères autour d’elle, des clous de girofle pour les rages de dents, du dentifrice pour les prévenir et un flyer qui les fait grincer: «Le Répit, fondation Mère Sofia, ouvert toutes les nuits du 1er décembre 2021 au 30 avril 2022.» Avec l’arrivée des beaux jours, Lausanne a perdu deux hébergements d’urgence, fermés pour la saison. Du jour au lendemain, 140 lits pour les sans-abris ont disparu. Depuis le premier mai, il n’en reste qu’une petite centaine. Trop peu, selon Lauriane et Pedro. Le Sleep-In fait partie des trois centres d’accueil gratuits encore ouverts, et à tout le monde.
Des piments, beaucoup de piments
Allons faire un tour dans la bâtisse, suivez-moi. Au rez-de-chaussée, «l’étage femmes», avec un petit salon et une salle de bains. Dans les chambres, les effets personnels tiennent parfois dans une valise, parfois dans un gobelet. Dans celle du fond, une immense Bible trône en majesté au-dessus d’une piaule. Dans une poussette, une canette de Coca Zéro et un cabas, caché. Ce soir, il pleut, le jardin et la table de ping-pong resteront inaccessibles.
La cuisine et la salle à manger? Au premier. «Je rajoute des piments séchés dans l’armoire à épices, sourit Pedro. Il en faut toujours beaucoup. Ils mangent tellement piquant! S’ils cuisinent aussi pour nous, ils en mettent moins. Sinon, on ne peut pas manger…» Huit plaques électriques devront nourrir la quarantaine de bouches. De grosses casseroles cohabitent avec quelques insectes rampant dans les placards.
Ce soir, ce sera viande hachée de bœuf ou poulet. Dans les frigos remplis d’invendus et de dons par Table Suisse et la CA-RL (Centrale alimentaire région lausannoise), il y a aussi une cargaison de champignons. Et sinon, il y a de quoi faire des pâtes au thon.
Les femmes et les enfants, d'abord
Redescendons. Il est quand même beau, cet escalier de pierre grise. Bientôt 20h15. Lauriane et Pedro préparent leur petit speech. «On va leur dire qu’il y a un journaliste et un photographe qui sont là ce soir, on vous présentera. On leur dira qu’ils peuvent venir vers vous s’ils veulent témoigner et qu’ils pourront vous signaler s’ils veulent être pris en photo ou pas. On leur rappelle aussi toujours les règles de bases: pas de nourriture dans les chambres, pas de racisme, pas de sexisme, …»
Elle regarde son collègue: «Il faudra aussi qu’on aille prendre le courrier, voir si certains ont reçu des amendes dans le train ou parce qu’ils dormaient dehors! Y a assez de piments? Et aujourd’hui, c’est quoi notre tâche d’intendance?» La check-list indique: nettoyage de la cuisine. Soupir. «Je me tape toujours la cuisine!» Pedro rit jaune. «Bon, on va prendre les noms? Tu traduis pour tout le monde?» Direction le premier pas de porte.
Les femmes et les enfants, d’abord. «Hey! How are you?! Long time no see…» Pendant que les deux membres de l’association dressent la liste des demandeurs, l’homme, désormais complètement ivre, continue de tituber. Autour, on attend son tour patiemment. «Mama» Zorita et «Papa» Basil — un vieux couple de Roms qui vient et repart depuis quinze ans — font signe à Blaise, le photoreporter.
La photo n’est pas assez bien, il faut la refaire
Ils ont l’habitude d’être pris en photo: ils connaissent le Lausannois Yves Leresche, qui a documenté la vie de leur communauté des années durant. Elle se recoiffe. Met son foulard dans ses cheveux. La photo n’est pas assez bien, il faut la refaire. «Mama» Anica, cette fois, veut absolument poser avec moi. Blaise s’exécute. Vous ne verrez jamais cette photo, désolé, c'est mon égo qui vous parle. Et je préfère que vous admiriez ce double portrait magnifique.
Retour à l’intérieur. Lauriane et Pedro doivent organiser les lits. Les distribuer sur un tableau blanc. Et décider qui dormira sous la pluie. «Regardons si on peut accueillir tout le monde, je n’ai pas le cœur à ça, lance Lauriane. Au pire, on laissera les matelas par terre.» Certains ont déjà une place assurée. Ils peuvent, s’ils ont un certificat médical, par exemple, réserver leur place auprès d’un bureau dédié de la Ville. Fermé — durant la saison estivale — le… mardi, mercredi, jeudi, samedi et dimanche, indique une feuille poinçonnée au mur. Et ouvert de 14h à 16h30 le lundi et le vendredi.
La chambre familiale sera pour les proches, venus de France, d’une jeune Rom de 26 ans qui a fait un AVC en ces murs la veille. Elle était ici pour chercher du boulot, elle est au CHUV. «Lui, tu le connais?» C’est un nouveau. «Il appartient à quelle communauté?»
«La chambre des ronfleurs est complète!»
Le Sleep-In loge principalement des Nigérians et des Roms. «Ça marche au réseau, par le bouche-à-oreille. D’autres lieux accueillent d’autres communautés. Mais toujours des gens qui échappent à tout le filet social. Ici, il y a un étage pour chaque communauté. Elles ne s’entendent pas forcément bien.» La barre de traction est au deuxième, à l’étage des Nigérians. En tout, il y a deux toilettes et trois douches pour trente gars.
«La chambre des ronfleurs est complète! Et puis, il faudra aussi qu’on lui dise, à elle, d’arrêter de forcer les autres femmes à prier…» Vous vous souvenez? La Bible. Des noms s’effacent au papier toilette. «C’est bon, on a pu prendre toutes les femmes et les urgences. On va quand même devoir refuser du monde… Depuis la fermeture des hébergements hivernaux, c’est de pire en pire. Au creux de l’été, on dit parfois 'non' à vingt personnes. Rien qu’à Lausanne, il manque 200 places!»
Il lui met une gifle
Les quelques déçus repartent tête baissée. Je n'arrive pas à les attraper. Ils sont déjà loin. Pour les autres, c’est distribution de draps dans le couloir. Et de petits récipients en plastique jetable avec une dose de crème pour le corps et de pâte à dents. L’homme saoul bouscule la file. Se tape la tête contre les murs. Hurle. Quand Lauriane s’enquiert de son état, il lui met une baffe.
«Juqui (ndlr: c’est ainsi que tout le monde appelle Pedro ici)?! J’ai besoin de toi. Il m’a mis une tarte dans la face!» Il est renvoyé fissa. Lauriane souffle, et reprend sa place derrière le comptoir. Un aplomb incroyable. Une façade? Peut-être. L’expérience, aussi. Elle travaille ici depuis plus d’un an, également comme intendante. «Il faut que j’aille dormir, demain, j’ai université», lâche une usagère.
Nous retrouvons Zorita près des fourneaux pendant que son mari est dans le fumoir. «Tu peux appeler 'Papa' Basil, s'il te plaît?» Chou blanc, il ne viendra pas l'aider. Elle coupe de l’ail avec un couteau à pain. «Ce soir, on mange du chiftele!»
Elle prépare ses boulettes de viande avec «Mama» Anica, qui a envie de me dire un truc. «Mon mari est mort du coronavirus, je n’ai plus rien en Roumanie, confie cette dernière. Et puis, là-bas, je ne peux pas me faire soigner. Les médicaments sont chers et il n’y a pas de services sociaux.» Avant de les jeter dans la poêle où cuit pour l’instant du poulet, elles mangent la viande crue.
Plutôt séparatiste que footballeur
À côté, John prépare du riz. «I’ll eat later, with black people.» Plus tard, John mangera avec… un autre John, 42 ans. «Je suis ici parce que j’ai des problèmes de santé et un certificat médical. Sinon, je dors dans la forêt. Il y a plein de spots, mais c’est inhumain. Je suis arrivé de Grèce en passant par la Turquie il y a une année et demie. Au Nigeria? J’étais footballeur!» Vraiment? Pas vraiment. Je ris. Il reprend son sérieux. «Je ne peux pas retourner au Nigeria parce que je viens du Biafra, je suis un séparatiste.»
L’assiette pour deux est immense. «J’ai déjeuné ce matin ici. C’est mon deuxième repas de la journée.» Là, dans la même pièce, c’est distribution de draps et de couvertures par la fenêtre du premier étage. Pour ceux qui ne pourront pas entrer ce soir.
Un septuagénaire qui ne dira pas son nom est planté dans le couloir. «Comment ça, 'qu’est-ce je fais ici?' J’irais où d’autre? Je suis obligé, je n’ai pas d’argent. Je dors parfois dans les bois, mais jamais dans les parkings. Les gens te regardent de travers quand tu le fais.» Il est originaire du Kosovo. «Les Suisses n’ont pas besoin de venir ici!» Il est en Suisse depuis «plus de 30 ans». «J’ai travaillé pendant quatre ans avant de tomber malade. Je n’ai pas de retraite.»
«Les usagers m’ont offert à manger»
Beaucoup baissent les yeux à notre passage. Il sera difficile de recueillir davantage de témoignages. Même à l’heure des nettoyages. Les gens commencent à rejoindre leur chambre. Il est passé 23h. En bas, Lauriane n’a pas encore touché à sa petite salade. «Les usagers m’ont offert à manger alors ça va.»
Avant d’aller vérifier l’état de la cuisine, elle s’attarde sur la vie des membres de l’association, fondée en 1993. «Nous faisons toutes et tous environ quatre veilles par mois. Nous sommes payés à l’heure pour ça, mais nous commençons à manquer de cash.»
Pourquoi? «Le Canton ne nous donne de l’argent que pour les nuits (ndlr: l'État verse 773'000 francs par an au Sleep-In) alors qu’il y a tout un travail de suivi à faire durant la journée, par exemple pour accompagner une usagère enceinte. Et puis, la Chaîne du Bonheur nous a aidés sur deux ans à mettre en place un accueil de jour les dimanches et lundis, mais leur soutien va bientôt s’arrêter. Nous dépendons aussi des dons.»
«Leur violence reflète celle de la société»
«C’est dommage, peste Juqui. J’ai vécu des bons moments les dimanches et lundis. C’est comme ça que j’ai commencé ici, pendant que je faisais mes études d’ingénieur. Dans le jardin, tu joues au ping-pong, tu fais des grillades, tout le monde est content.» Et puis, ça change des bagarres. «À travers leur violence, on ressent l’immense violence de la société, analyse Lauriane. Ils sont invisibilisés, n’ont pas accès aux soins, n’ont pas de toit alors que c’est un droit fondamental, subissent la violence policière, les délits de faciès…»
Elle n'oublie pas ces employeurs parfois peu scrupuleux. «S’ils ne vous ont pas trop parlé de leurs boulots, c’est qu’ils travaillent souvent au noir, pour peut-être 8 ou 10 francs de l’heure dans l’agriculture ou autre. Ils partent à 3 ou 4h du matin pour aller en Valais et reviennent le soir.»
Les étals des commerces lui rappellent cette réalité à chaque fois. «Quand j’achète des légumes suisses, j’y pense souvent. Et sans contrat de travail, difficile de trouver un appartement… Ils contribuent à notre société, mais n’ont rien en retour. Aussi parce que beaucoup sont sans-papiers. Nous ne sommes qu’un sparadrap sur une jambe qui saigne! Nous ne sommes pas des sauveurs.»
En prison pour avoir dormi dehors
La cuisine est presque nickel. Juqui sort quand même les gants. Pensons solutions. Que faire pour que le Sleep-In n’ait plus de raison d’être? «Déjà, il faudrait dépénaliser le camping sauvage et avoir 200 places de plus à l'année, amorce Lauriane. À force de recevoir des amendes, un de nos usagers est en prison. C’est quand même intense! Et on ne sait même pas où il est exactement, on ne nous donne pas d’informations!»
«Qu’est-ce qu’on fait de ces sacs de riz? On les jette? Il faut faire un peu de place dans le frigo pour demain.» Retour à la discussion de fond. «Il faut aussi que le Canton de Vaud agisse! Ils nous disent qu’ils vont étudier la situation. Mais la situation, ça fait des années que c’est la même! Et même s'ils ont finalement gardé une vingtaine de places à la Borde (ndlr: l'un des établissements d'urgence qui a fermé), elles sont réservées aux gens qui ont un contrat de travail légal.»
Sous le porche, des draps et des hommes
Vient la question du marché de l’immobilier. «Il y a des logements vides, qui servent à la spéculation immobilière. Ça ne devrait pas être permis!» Petit espoir tout de même: «La société devient de plus en plus sensible au sans-abrisme. Elle ne l’accepte plus». Ce soir, le Sleep-In aura finalement dû fermer la porte à 20 demandes.
La maison s'est assoupie. Il est tard. Juqui nous raccompagne à la porte d’entrée. «Je vais juste devoir les réveiller…» Trois hommes dorment sous le porche. Nous les enjambons. Dans la Suisse des «richards», Monday passe la nuit dehors. Presque tous les jours.