Qu’un président de parti prenne publiquement ses distances avec son propre conseiller fédéral, c'est plutôt rare. Et singulier. C’est pourtant ce qui s’est passé mardi dernier, après qu’Alain Berset a qualifié ceux qui se prononcent pour une aide indirecte à l’armement pour l’Ukraine de «va-t-en-guerre».
«J’ai une autre position qu’Alain Berset», a déclaré sans ambages la coprésidente socialiste Mattea Meyer, sur SRF. Son compère Cédric Wermuth, pour sa part, ne partage «ni l'analyse, ni les conclusions» du chef du DFI, a-t-il asséné dans les colonnes de la «NZZ» à propos d'Alain Berset.
Une nouvelle scission entre la direction du parti socialiste et sa figure de proue qui interroge: est-ce une fine manœuvre d'Alain Berset, ou le Fribourgeois se met-il hors-jeu en se voyant plus grand que son parti? Cette question, beaucoup se la posent dans la Berne fédérale.
Ruth Lüthi, la «marraine»
Pour y répondre, il faut se tourner du côté de Fribourg. L'ex-conseillère d'État Ruth Lüthi fait partie des personnalités incontournables du Parti socialiste. Elle a siégé pendant 15 ans à l'exécutif cantonal, avant de briguer le Conseil fédéral pour succéder à Ruth Dreifuss, en 2002, malgré la présence d'un autre représentant de son canton — Joseph Deiss — au gouvernement.
Le débat portait alors davantage sur la question de savoir si Ruth Lüthi était suffisamment romande pour être élue à la place de son homonyme. Oui, assurait-on dans le canton de Fribourg et au sein de la direction locale du PS, elle l'est, quand bien même elle originaire de Granges, dans le canton de Soleure.
À l'époque, le «cerveau» du PS fribourgeois s'appelait... Solange Berset, figure de Belfaux. Son fils Alain, 30 ans à peine, prenait pour sa part ses marques dans le sérail politique. Le jeune loup arpentait les pas perdus dans les traces d'une certaine Ruth Lüthi, dont il était stratège de campagne. Il l'assistait notamment pour les auditions et les entrevues avec les médias.
Une «campagne» contre Alain Berset?
La candidate au Conseil fédéral avait alors été tellement séduite par le travail du jeune Alain Berset qu'elle avait glissé son nom, un an plus tard, pour le Conseil des États. Le reste appartient à l'histoire: le nouveau venu éjecte le vieux briscard Jean-Claude Cornu et accède, à 31 ans, aux États puis au Conseil fédéral huit ans plus tard.
Aujourd'hui encore, Ruth Lüthi est considérée comme un figure-clé dans la carrière fulgurante de l'actuel président de la Confédération. Alain Berset lui-même appelle affectueusement «marraine» l'ancienne politicienne, désormais âgée de 75 ans.
Que pense la Fribourgeoise de tous les scandales, allant jusqu'à des appels à la démission, autour de son protégé? Il s'agit d'une «campagne» contre Alain Berset, assure Ruth Lüthi à Blick. L'ancienne conseillère d'État a «toute confiance» en son ancien compagnon de route, qu'elle «soutient complètement». Le ministre de la Santé a, ainsi, fait un «excellent travail» durant la pandémie. «C'est grâce à lui si la Suisse a aussi bien traversé la période du Covid», explique Ruth Lüthi.
C'est aussi la raison pour laquelle Alain Berset serait autant dans le collimateur de certains, au point de faire une chasse aux sorcières. «On bricole un scandale à partir de n'importe quoi, juste pour le faire partir», fulmine la septuagénaire. Ruth Lüthi a été «très étonnée» par l'intervention de la direction du PS sur le thème «pas simple» des exportations d’armes. Elle-même adopte plutôt la posture d'Alain Berset: le domaine de l’aide humanitaire est «bien plus de notre responsabilité» qu'autoriser l'acheminement d'armes, estime-t-elle.
La «team Dzodzet» en force
Ruth Lüthi est loin d’être la seule à soutenir le Belfagien. Surtout en Suisse romande, où la tradition du pacifisme est encore plus ancrée dans les mentalités que de l'autre côté de la Sarine. Avec ses déclarations sur l'Ukraine, Alain Berset incarne d'une certaine manière le fossé politique en matière de neutralité. Et la couleur politique n'est pas la variable la plus importante, en témoigne la réaction de la direction du PS.
Il y a aussi la cohésion des «Dzodzets». Urs Schwaller, qui a siégé de 2004 à 2011 avec Alain Berset au Conseil des États pour le canton de Fribourg, se refuse à tout commentaire «personnel ou politique» sur celui avec lequel il a «très bien collaboré».
Un silence qui s'apparente à une sacrée preuve de fidélité, mais qui n'est que peu surprenant: Alain Berset et Urs Schwaller avaient abouti à un deal peu commun — le premier avait veillé à resserrer les rangs socialistes derrière la candidature de Corina Casanova, du PDC d'alors, au poste de chancelière de la Confédération. En contrepartie, un socialiste soutenu par le PDC avait pu accéder à la fonction de secrétaire général de l'Assemblée fédérale.
Le «coup» Blocher
L'accord passé en coulisse avait ainsi parfaitement fonctionné. Ce même axe chrétien-social avait eu largement plus de retentissement en 2007 avec l'un des événements les plus marquants — si ce n'est le plus marquant — de l'histoire récente: l'éviction du «grand manitou» de l'UDC Suisse, Christoph Blocher en personne.
Il faut dire qu'Alain Berset avait eu l'occasion de forger ses armes dans l’art de la tactique politique et de la création d’alliances à la Constituante fribourgeoise. Il y a été élu en 2000, à l’âge de 28 ans, et y a travaillé pendant quatre ans avec son compère de toujours Christian Levrat. Au Palais fédéral, les deux hommes étaient devenus une équipe de choc: Alain Berset, coureur amateur, au Conseil des États – il était champion universitaire sur 800 mètres, dans la lignée de sa mère Solange, championne suisse de marathon – et Christian Levrat, joueur d’échecs, à la tête du PS.
Qu’est-ce que ce jeune loup pouvait bien avoir de plus que les autres? Ruth Lüthi souligne que ce qu’elle avait apprécié chez lui depuis le début, déjà à l’époque où il était stratège de campagne, était le fait qu’il gardait «toujours une vue d’ensemble» sur les affaires.
2020, l'année charnière
Quatre ans après le «coup» Blocher, Alain Berset accédait à son tour au gouvernement, en 2011. Après des débuts prometteurs, son échec sur la réforme de l'AVS en 2017 met un sérieux coup de frein à sa carrière. Malgré certains coups d'éclat face au PLR Ignazio Cassis et l'impasse dans le dossier européen.
Et puis est arrivée 2020. Père et pilote de la nation à travers cette crise historique, Alain Berset a d'abord vu sa cote de popularité exploser — notamment grâce à sa phrase «aussi lentement que nécessaire». Mais pour quelqu'un dont la vanité est aussi prononcée, se retrouver autant dans la lumière a un côté toxique.
Durant sa première année de présidence (2018), Alain Berset a fait réaliser deux livres de photos sur lui-même. Parallèlement, durant la crise du Covid, il s'est mis à disposition d'un journaliste de la «NZZ» pour un ouvrage entier d'interviews. Le Fribourgeois adopte de plus en plus l'image d'un bourgeois bon vivant. L'archétype du politicien français de gauche qui prend fait et cause pour le prolétariat dans son discours, mais qui préfère à titre personnel fréquenter un temple de la gastronomie plutôt qu'un bistrot ouvrier.
Un fossé avec le parti socialiste
Son virage a progressivement creusé un fossé avec son parti, en particulier son aile syndicale. Et les nombreuses casseroles qu’il traîne ne l’ont bien sûr pas aidé. Rappelons que la «Weltwoche» a levé le voile sur une tentative de chantage d’une ancienne maîtresse. Blick a, pour sa part, révélé comment le ministre de la Santé s’était opposé à l’installation d’une antenne 5G dans son lieu de résidence alors que la Confédération poursuivait le développement de ce réseau.
Comme si cela ne suffisait pas, en juin dernier, son chef de la communication a démissionné avec fracas après des révélations sur des informations confidentielles émanant du Conseil fédéral pendant la pandémie — notamment à Ringier, maison éditrice de Blick. Une enquête actuellement en cours doit déterminer si Alain Berset était au courant.
Et il y a encore son vol privé dans l’espace aérien français, interrompu par des avions de combat, qui est aussi devenu un sujet de moqueries. Même si l'erreur est plutôt à trouver du côté des autorités françaises, le Fribourgeois a rendu un bien piètre service à son parti, qui tente de se profiler sur une forte politique environnementale.
Une porte ouverte aux autres partis?
La gifle publique assénée par Mattea Meyer et Cédric Wermuth en début de semaine est-elle le signal d’un départ prochain d'Alain Berset? Dans l'entourage du benjamin du gouvernement (50 ans), on tempère: le président de la Confédération n'a fait «que de refléter la position du Conseil fédéral, qui se prononce contre l'aide indirecte à l'armement en vertu du droit de la neutralité».
Mais cela ne va pas empêcher les autres camps politiques d'aiguiser leurs couteaux. Pour les Vert’libéraux, le PS est de toute façon surreprésenté au Conseil fédéral. Chez les Verts, on cherche déjà qui pourrait avoir l’étoffe d’un candidat. Mais plus personne ne croit le chef de parti Balthasar Glättli lorsqu’il nie ses ambitions. On dit même qu’il s’exprime souvent en français lors de ses apparitions pour se donner l'allure d’un chef d’État.
De son côté, Ruth Lüthi ne veut pas spéculer sur un éventuel départ de son poulain. Il y a encore six mois, elle l’aurait totalement exclu, répond-elle. «Mais je comprendrais qu’il dise à la fin de l’année: 'J’ai fait mon temps'», admet-elle aujourd’hui.