3 fuites, 3 enquêteurs, un politicien
Tout savoir des sulfureux «Corona Leaks»

Les «Corona Leaks», fuites d'informations dans le cadre de la crise du Covid-19, font réagir la Suisse. Mais de quoi s'agit-il exactement? Qui est impliqué? Blick vous explique tout depuis le début.
Publié: 24.01.2023 à 10:31 heures
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Dernière mise à jour: 24.01.2023 à 11:09 heures
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Au centre de l'enquête: Peter Lauener (à gauche), ex-porte-parole du conseiller fédéral Alain Berset.
Photo: Keystone
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Tobias Ochsenbein

L’affaire des fuites du Département fédéral de l’intérieur tient la Suisse en haleine depuis plusieurs jours. Peter Lauener, l’ancien chef de la communication du conseiller fédéral Alain Berset, aurait transmis en primeur au CEO des éditions Ringier, Marc Walder, des informations confidentielles sur les mesures Covid prévues par le Conseil fédéral pendant la pandémie de coronavirus, a affirmé le journal alémanique «Schweiz am Wochenende» à la mi-janvier.

Pourquoi? L’enquêteur spécial Peter Marti affirme que les informations transmises à la maison d’édition Ringier – qui édite également Blick – servaient à faire pression sur les collègues du gouvernement d'Alain Berset. Peter Marti est chargé des investigations liées à la procédure pénale contre Peter Lauener. Mais pourquoi une telle procédure a-t-elle été ouverte? Pour le comprendre, il faut remonter deux ans en arrière, aux racines d'une autre affaire: Crypto AG (ou Crypto SA, en français). Blick revient sur cette histoire rocambolesque dans l’ordre chronologique.

Février 2020: Plusieurs médias révèlent que la société zougoise Crypto AG a fabriqué des machines de chiffrement truquées pendant des décennies. La CIA, l’une des agences de renseignement les plus connues des Etats-Unis, et du Service fédéral de renseignement allemand (BND), propriétaires de l’entreprise, pouvaient par ce biais espionner discrètement la moitié du monde. Le Service de renseignement de la Confédération (SRC) aurait parfaitement été au courant de ces failles. Les services secrets suisses auraient, eux aussi, eu accès aux écoutes, point spécialement délicat au regard de la politique de neutralité du pays.

Le juge en chef à la retraite Peter Marti a été nommé pour enquêter sur les fuites liées à l'affaire de la cryptographie.
Photo: NZZ-Photographen-Team

Face à ce scandale, la Délégation des Commissions de gestion (DélCdG) lance une enquête. Cette délégation est composée de conseillers nationaux et de conseillers aux Etats. On y fait appel que pour les affaires hautement secrètes concernant la protection de l’Etat et le Service de renseignement.

Octobre 2020: Nous sommes quelques jours avant la publication des résultats de l’enquête. Les quotidiens alémaniques «NZZ» et «Tages-Anzeiger» disposent de nombreuses informations confidentielles et révèlent le contenu de l’enquête secrète de la DélCdG dans leurs colonnes. Celle-ci dépose peu après une plainte auprès du Ministère public de la Confédération (MPC) pour violation du secret de fonction.

Septembre 2021: Le MPC ne peut pas enquêter sur cette affaire – il y a trop de risques que l’organe d’investigation suisse soit partial. Pour clarifier les faits, l'autorité de surveillance du Ministère public de la Confédération (AS-MPC) désigne plutôt le juge en chef à la retraite et ancien conseiller cantonal UDC zurichois Peter Marti comme enquêteur spécial.

Au cours de ses observations, l’enquêteur spécial tombe sur des échanges d’e-mails entre Peter Lauener, le chef de la communication d’Alain Berset, et le CEO de Ringier Marc Walder. Ces courriels contiennent des données confidentielles liées aux mesures Covid-19 – ceux-là mêmes dont des extraits seront par la suite publiés par le journal alémanique «Schweiz am Wochenende». Peter Marti demande alors à l’AS-MPC l’autorisation d’étendre l’enquête Crypto à ces courriels. L’AS-MPC lui donne le feu vert.

Pendant plusieurs années, Peter Lauener a été l'un des principaux collaborateurs du conseiller fédéral Alain Berset.
Photo: Keystone

Mai 2022: L’ancien juge en chef zurichois place le conseiller en communication du ministre de la Santé en détention provisoire pendant quatre jours. Il l’interroge sur des soupçons de violation du secret de fonction. Le conseiller fédéral Alain Berset et le CEO de Ringier Marc Walder sont également questionnés dans le cadre de la procédure. A la différence près qu'ils ne sont pas entendus en tant qu’inculpés, mais comme personnes appelées à fournir des renseignements.

Juillet 2022: Peter Marti ouvre une procédure contre Peter Lauener, ainsi qu’à l’encontre de deux collaborateurs du conseiller fédéral Ignazio Cassis. Il s’agit de Markus Seiler, son secrétaire général et bras droit, et Michael Steiner, le chef de son service de presse. Ce dernier était à la tête du Service de renseignement de la Confédération jusqu’à la fin novembre 2017. Tous les prévenus bénéficient de la présomption d’innocence.

Le chef des médias d'Ignazio Cassis, Michael Steiner, est aussi concerné. La présomption d'innocence s'applique.
Photo: Keystone

Septembre 2022: L'ex-porte-parole d'Alain Berset dénonce Peter Marti en septembre 2022. Il l’accuse d’abus de pouvoir et éventuellement d’autres délits. Peter Lauener demande la mise sous scellés des e-mails qu’il avait échangés avec Marc Walder. Motif: l’enquêteur spécial aurait étendu ses investigations de manière illégale. Une procédure de levée des scellés est en cours auprès du tribunal des mesures de contrainte de Berne. Cette décision pourrait encore faire l’objet d’un recours judiciaire. Jusqu’à ce que la lumière soit faite sur une éventuelle levée des scellés, l’enquête de Peter Marti est au point mort.

Décembre 2022: L’enquêteur spécial est confronté à un procureur spécial après la plainte déposée contre lui. Le procureur fédéral extraordinaire Stephan Zimmerli est chargé de l’enquête. Le but: déterminer si Peter Marti est allé trop loin dans ses recherches. Le Département de la justice, alors encore sous l’égide de la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter, donne le feu vert en décembre 2022.

En tant que procureur extraordinaire, Stephan Zimmerli doit déterminer si l'enquêteur spécial est allé trop loin.
Photo: DR

Janvier 2023: Le journal «Schweiz am Wochenende» rend publics les procès-verbaux d’audition de Peter Marti. Le document affirme que Peter Lauener aurait fourni, en continu, des informations sur les mesures Covid-19 au CEO de Ringier Marc Walder.

Après ces révélations, le Ministère public de la Confédération demande à son autorité de surveillance AS-MPC, présidée par Alexia Heine, de nommer un autre procureur extraordinaire. Ce troisième enquêteur spécial doit examiner par qui les procès-verbaux d’audition et les e-mails de la procédure de Peter Marti ont fuité pour atterrir dans les colonnes de la «Schweiz am Wochenende».

Alexia Heine est la présidente de l'Autorité de surveillance du Ministère public de la Confédération (AB-BA).
Photo: Keystone

À l’heure qu’il est, on ne sait pas encore si et comment les commissions de gestion (CdG) du Parlement examineront les «Corona Leaks». Tout porte à croire que la CdG du Conseil national, dirigée par Prisca Birrer-Heimo, et celle du Conseil des Etats, dirigée par le Zougois Matthias Michel, se pencheront dessus. Les deux CdG informeront mardi soir de leur décision concernant la suite à donner à cette affaire.

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