J’ai apporté ce livre avec moi en Ukraine, d’où j’écris ces lignes. J’aurai dû, en théorie, lui consacrer une chronique lors de la publication de son édition française, dans les semaines qui suivirent l’agression de la Russie en Ukraine. Mais je ne l’avais pas lu.
Je voulais me plonger dans ces six cents pages sur le terrain, le plus proche possible des réalités de l’Ukraine en guerre. C’est ce que j’ai fait durant les quatorze heures de train entre Varsovie et Kiev, puis au fil de mes étapes, depuis une semaine, à Sloviansk, Kramatorsk ou Zapporijia.
Le destin du Vieux Continent
Tous ceux qui s’intéressent d’assez près au destin de l’Ukraine et à ses conséquences sur le Vieux Continent devraient se plonger dans cet ouvrage de l’historien Serhii Plokhy, qui enseigne à l’université de Harvard, aux États-Unis. «Aux portes de l’Europe» (Ed. Gallimard) raconte en effet ce qui explique l’affrontement d’aujourd’hui, et l’inextricable lien de passion, de sang et de douleur entre l’Ukraine et la Russie.
Je m’attendais, au fil de ses centaines de pages, à un vigoureux plaidoyer en faveur de l’identité de l’Ukraine, et de la volonté de sa population de rompre avec la tutelle de Moscou, ou plutôt la volonté de Vladimir Poutine de maintenir le pays dans une situation de vassal.
Et bien non! «Aux portes de l’Europe» décrit l’aspiration nationale ukrainienne au fil des événements, survolant de grands pans de son histoire sans jamais oublier de s’attarder sur ces événements qui firent la différence. C’est une leçon historique. Magistrale.
Le plus frappant, à le lire, est l’évidence que la force a toujours été, en Ukraine, le moyen de parvenir à ses fins. Jamais ce territoire devenu pays, au sein de frontières mouvantes, n’a pu se transformer sans violence et sans bain de sang. L’Ukraine actuelle n’est pas le produit d’une négociation, d’un traité, d’un pan de l’histoire refermé avec sérénité. Sa population a souvent connu le pire. Elle s’y est malheureusement accoutumée.
Le danger est, jusqu’à la seconde guerre mondiale et à la barbarie nazie, toujours venu de l’est. D’abord les Mongols, puis l’Empire Ottoman, puis l’empire tsariste, puis l’ex-URSS, puis Vladimir Poutine et son déni de la désagrégation de l’ex-empire soviétique.
L'influence de la communauté juive, à la fois fer de lance nationaliste, victime et cheville ouvrière de l'émancipation du pays de ses voisins, est détaillée avec grande acuité. Ne jugez pas avant de vous plonger dans les chapitres de ce livre. Suivez les méandres de l'histoire. Vous y gagnerez en compréhension de la situation actuelle.
Passions nationalistes
L’autre élément frappant de l’ouvrage est l’importance accordée, par les Ukrainiens, aux passions nationalistes. Et aux intellectuels qui ont su les incarner. Les dérives qui ont suivi, avec les folies nationalistes de rigueur, importent peu.
L’Ukraine s’est construite par envolées lyriques transformées en combats sans merci. Le compromis, la négociation, la capacité à prendre en compte les aspirations de l’autre ne sont pas les éléments saillants de son histoire. Ceci explique sans doute cela.
L’Ukraine et son sous-sol convoité, pour des raisons agricoles et minières, a toujours attisé la convoitise et les appétits des grands Empires. La géographie en a fait un pays du «milieu» à la recherche de son destin national. L’Ukraine est à la fois une forge et un labyrinthe. Son nationalisme légitime, dopé par son histoire, paraît, à la lecture de cet essai magistral (mais guère optimiste) encore condamné à chercher sa voie pour transformer une terre en un État stable et accepté par tous.
À l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières actuelles.
A lire: «Aux portes de l’Europe» de Serhii Plokhy (Ed. Gallimard)