Pas besoin de lire le dernier opus d’Eugénie Bastié pour comprendre que la culture «woke» est sa cible de prédilection. A chacune de ses apparitions télévisées, et dans presque toutes ses tribunes, l’éditorialiste du «Figaro» défend sa vision d’un monde bien trop oublieux de ses racines, des évidences physiques, et des traditions qui ont fabriqué nos sociétés depuis des millénaires. Tant mieux! Je lis toujours avec plaisir, pour ma part, les chroniques de cette mère de famille de 31 ans, égérie des réactionnaires de tout poil, que j’ai même comparé un jour – beau compliment, avouez-le – à Germaine de Staël pour leur commune volonté farouche d’influencer le débat politique!
Un homme est un homme
Une fois tout cela écrit, place aux arguments brandis par l’essayiste dans son court ouvrage «Sauver la différence des sexes», tout juste publié par l’excellente collection «Tracts» des éditions Gallimard. L’affaire est simple et se résume en une phrase: un homme est un homme, une femme est une femme. Point. A-t-elle raison ou tort? Biologiquement, la nature est incontestablement de son côté. Il s’agit donc de s’attaquer aux normes. La norme «ancienne», celle que nous connaissons depuis toujours, attribue aux garçons un certain nombre d’envies, de comportements et de références identitaires, depuis leur amour des camions en plastique jusqu’à leur goût supposé de l’affrontement. Cette même norme range les filles du côté des poupées et des couleurs pastel. Or voilà que tout cela est bousculé, foulé aux pieds, piétiné par ceux pour qui «il serait aujourd’hui loisible à chacun de se défaire de cette assignation par le seul levier de la volonté. Le corps deviendrait dès lors l’horizon d’un projet personnel, rabattant le réel biologique au rang des biens accessoires sans incidence existentielle».
Je n’ai pas lu le petit livre d’Eugénie Bastié sous le seul angle hommes-femmes. Je l’ai lu comme un mode d’emploi très fonctionnel de la pensée conservatrice. Le principe est simple: les sociétés cèdent aux modes, mais la réalité finit toujours par l’emporter sur les passions et sur l’air du temps. Pas faux. Sauf qu’au passage, l’éditorialiste française oublie que ces passions, aussi discutables soient-elles, sont porteuses de combats, d’identités bafouées, de revendications devenues vitales pour une partie de la population. Que faire alors? «J’entends les ricanements. Allons bon, pourquoi s’inquiéter. Les défenseurs de la déconstruction accusent de «panique morale» ceux qui osent dénoncer l’indifférenciation des sexes» lance l’autrice à tous ceux qui se battent pour une cause qu’elle juge tronquée, parce que basée sur «un mensonge aussi énorme: il n’y a pas deux sexes». C’est là que son livre perd de sa portée. Pourquoi ne pas s’interroger, avec la même acuité intellectuelle, sur les raisons de ce bouleversement des valeurs dans les pays occidentaux?
Quelle défense!
Eugénie Bastié joue en défense avec talent. Elle tacle. Elle riposte. Elle dégage le terrain. Elle redit que des joies éternelles, comme celles de la maternité pour une femme, ne doivent pas être considérées comme des données que l’on peut acquérir sur étagère. Rien à dire. Ces évidences ne sont pas contestables. «La femme engendre dans son propre corps. L’homme engendre dans le corps d’autrui» assène-t-elle. Rien à dire encore une fois. Mais faut-il pour autant exclure tous ceux qui s’interrogent sur leur identité? La mission d’un intellectuel est-elle d’accuser ou de comprendre? Peut-on vraiment souscrire à l’affirmation de l’essayiste selon laquelle «il s’agit d’en finir avec la polarisation universelle du genre humain en deux sexes». Bigre! C’est donc l’humanité qui est menacée?
Germaine de Staël et Bonaparte
Germaine de Staël (1766-1817) rêva de transformer le jeune général Bonaparte en chef d’État acquis aux idées libérales de son époque. Elle échoua dès leur première rencontre. Elle n’était que volonté de regarder le monde tel qu’il pourrait être. Il n’était qu’obstination à construire par la force l’Europe telle qu’elle devait être selon lui: vassale de la France et de son Empire. Je plaide pour l’héritage de Mme de Staël. Une société se regarde telle qu’elle est, pas telle qu’elle devrait être ou ne devrait pas être. «Le génie, c’est le bon sens appliqué aux idées nouvelles» aimait répéter la châtelaine de Coppet, fille de Necker, le ministre des Finances de Louis XVI qui diagnostiqua avant tout le monde la faillite du royaume. Et si, Eugénie Bastié acceptait de considérer avec plus d’empathie les «idées nouvelles», même lorsqu’elles lui déplaisent?
A lire: Sauver la différence des sexes» d’Eugénie Bastié (Ed. Gallimard)