Vous pensez que la France est ingouvernable et qu’Emmanuel Macron, au-delà des colères ponctuelles, ne fait qu’emprunter les pas impopulaires de ses prédécesseurs? Eh bien, vous n’avez pas tort! Dans «Mon voyage au cœur de la Ve République» (Ed. Calmann Levy), l’essai qu’il vient de consacrer à sa vie passée aux côtés des décideurs politiques français, Roland Cayrol, 81 ans, a le diagnostic sévère.
La politique française est malade
Oui, la politique française est malade. Et ses pathologies sont, selon ce familier de l’émission «C dans l’air», au nombre de cinq: la grippe du système (le fonctionnement des institutions), les cancers de la vie politique (animée de batailles d’ego où les convictions se monnaient), les désirs délirants de la comm' (personnalisation, peopolisation, règne de l’émotion), l’Alzheimer des programmes (décalage entre les attentes des citoyens et les propositions politiques) et la maladie infantile de la participation (l’impossible recherche d’une démocratie qui soit enfin participative).
L’avantage de ce livre est qu’il ressemble à son auteur. Roland Cayrol, au risque d’irriter, a toujours traversé les lignes entre la politique, les sondages, l’université et les médias. Il fut, bien avant Emmanuel Macron, un adepte zélé de la transgression. Logique. Pour celui qui dirigea l’institut de sondages CSA, l’observation des gouvernants ne s’entend pas sans la connaissance des hommes et des femmes de pouvoir (surtout des hommes, dans son cas). Parce que la politique, dans nos démocraties, est par définition d’abord humaine: «Si vous ne vous préoccupez pas de la vie des gens, vous êtes fichus», lui lâcha un jour François Mitterrand, revenu d’une tournée des poignées de mains dans un café parisien. Cayrol est resté abasourdi: quel dommage que ses champions politiques, Michel Rocard et Pierre Mendès France, n’aient pas eu cette intelligence cynique de la proximité qu’un Jacques Chirac ou un François Hollande, à l’inverse, surent eux aussi transformer en arme fatale de la conquête des sommets!
Le plus émouvant, et dérangeant, est néanmoins ailleurs: dans ce sentiment que ce pays turbulent qu’est la France échappe toujours à ses dirigeants. C’est comme ça. Emmanuel Macron a cru bon de désigner des compatriotes comme des «Gaulois réfractaires» en 2018. Roland Cayrol, lui, estime plutôt que les Français sont dans l’attente. Ils sont des amoureux transis de la politique. «Chez nos concitoyens – intellectuels comme classes moyennes et populaires – se développe cette pressante requête: stop, arrêtez! Travaillez enfin pour le bien commun du pays!» écrit-il. Pas étonnant qu’une nette majorité des personnes interrogées réclament sans cesse de pouvoir s’exprimer, à travers des référendums que leurs dirigeants refusent. Roland Cayrol ne l’écrit pas tel quel, mais son livre transpire de l’amertume: Pourquoi les politiques ne mettent pas davantage leurs talents au service du collectif et des choses simples qui peuvent changer le quotidien?
Deux autres essais lumineux
J’ai lu le livre de Cayrol après ceux de l’éditorialiste Catherine Nay («Le grand théâtre du pouvoir» aux éditions Bouquins) et de l’historien Michel Winock («Gouverner la France» aux éditions Gallimard). Tant mieux, car ces trois livres s’emboîtent parfaitement. Pour les portraits ciselés de Mitterrand, Chirac ou Sarkozy, Catherine Nay excelle. Elle montre combien ces trois «animaux» politiques hors pair ne se faisaient aucune illusion sur leurs concitoyens. «La course présidentielle est un marathon», assène-t-elle. Une course au fil de laquelle tout se dit, puis tout se perd. Nay est une portraitiste qui regarde les zones d’ombre de ses sujets plutôt que leurs discours publics et leurs postures médiatiques.
Michel Winock est le plus inquiet des trois auteurs. Il a vu, comme historien, la France se transformer. Et son titre sonne comme un défi. «Gouverner la France», est-ce possible? A parcourir ces trois essais, en pleine bataille sociale pour les retraites et le report à 64 ans, la réponse est oui, mais… Oui, mais à condition de ne pas oublier l’éternel conservatisme des Français qui jouent aux révolutionnaires pour mieux préserver leurs avantages acquis. Oui, mais à condition d’assumer toujours un inévitable grand écart entre les promesses des candidats et les réalisations sous leur présidence. Oui, mais à condition de ne pas braquer un peuple passionné, éruptif et résolu à ne pas voir le pays se transformer trop vite.
Tous trois, d’ailleurs, font un quasi-sermon sur la tombe politique de Valéry Giscard d'Estaing, président entre 1974 et 1981. Lui modernisa vraiment la France. Lui chercha à l’adapter au monde. Lui pensa que son modernisme l’emporterait. Avant d’être balayé par François Mitterrand, tout droit sorti du «vieux monde» que Giscard rêvait d’enterrer. De quoi faire réfléchir un certain Emmanuel Macron.