Connaissez-vous Frederick Winslow Taylor? Disparu en 1915, cet ingénieur américain passionné par les processus de production n’a pas obtenu de prix Nobel, ou de haute distinction économique. Ses réflexions sur l’organisation du travail dans les usines, au début du XXe siècle, ont en revanche changé le monde.
Le mot «taylorisme» désigne, ni plus ni moins, l’invention du travail à la chaîne tellement décrié par Chaplin dans son film mythique «Les Temps modernes». Or, le «taylorisme» est plus que jamais d’actualité selon l’économiste français Daniel Cohen. Car aujourd’hui, les algorithmes nous transforment tous, plus au moins, en travailleurs à la chaîne de l’ère numérique.
L’impact social du numérique décortiqué
Que ce brillant esprit français, réputé pour ses livres sur l’économie, prenne pour cible l’Internet et les nouvelles technologies, n’a rien de surprenant. Spécialiste des dettes souveraines, Daniel Cohen est réputé proche de la gauche, donc peu enclin à voir d’abord dans l’ère numérique la formidable réussite d’innovateurs aujourd’hui milliardaires.
Son «Homo numericus», publié aux Editions Albin Michel, n’est toutefois pas un livre d’économie, d’où son intérêt. L’auteur décortique l’impact social des outils numériques sur notre vie, et sur celle de nos collectivités. Il traque leurs effets sur nos vies sociales, sexuelles, alimentaires, intellectuelles.
Il démontre comment, non content d’être «taylorisés» devant nos écrans, nous avons aussi perdu notre liberté de choisir. La «pensée algorithmique» s’est imposée. Elle exige rapidité et flexibilité. La prise de recul avant de décider ou d’agir n’est plus une vertu, mais une tare.
Elon Musk, et l’échec de la robotisation totale
Le but de cette chronique est de mettre en exergue des livres à ne pas rater, parce qu’ils font débat et font réfléchir. «Homo Numericus» est exactement cela. Un livre qui ne s’embarrasse pas de chiffres, ou de considérations économiques sur les avantages de l’époque numérique. Daniel Cohen nous interpelle, puisant souvent son inspiration dans l’abondante littérature scientifique américaine consacrée aux technologies digitales et aux transformations qui en résultent pour nos sociétés.
L’un des passages les plus intéressants est le récit de l’échec de la robotisation totale de la fabrication des véhicules Tesla que le milliardaire Elon Musk a tenté dans l’une de ses usines. Adieu les ouvriers en chair et en os! Que des robots! Adieu l’intelligence humaine! Vive l’intelligence artificielle, reine de toute la chaîne de production!
Or, l’aventure s’est terminée par un échec. Les algorithmes ont besoin des hommes pour fonctionner. Après les avoir domestiqués.
La conclusion de Daniel Cohen fera sourire les plus jeunes, qui y verront un pur constat de «boomer» bien trop âgé – il a 69 ans – pour comprendre la psyché des nouvelles générations, leurs attentes et leurs manières de résister au pire de la société digitale. Soit. Mais lisez quand même. Pour Cohen, «l’Homo Numericus» est le produit préoccupant d’une «société d’addiction», où chacun se retrouve prisonnier de son propre ghetto. Le numérique dissout le rapport à autrui et rend donc plus facile le contrôle de nos sociétés, puisque celles-ci, atomisées, offrent moins de résistance.
Ce que nous constatons chaque jour
«Homo Numericus» dit ce que nous constatons chaque jour, en refusant d’en tirer les conséquences. Elon Musk et Frederick Winslow Taylor ont en commun le souci de mettre la collectivité au service de ce qu’ils ont décidé de produire. Les technologies numériques finissent par nous transformer en pions sur un grand échiquier mondial. La question est, dès lors, de savoir comment nous protéger. Et comment, surtout, éviter de devenir des «consommateurs taylorisés».
Vous me suivez? Au début du 20e, les ouvriers à la chaîne des usines automobiles étaient, comme Charlot dans les «Temps modernes», des maillons d’un grand engrenage industriel. Aujourd’hui, vous et moi sommes à la fois prisonniers des algorithmes pour travailler, consommer, et vivre tout simplement. Une bonne nouvelle: le temps passé à lire ce livre, et à en tourner les pages papier ou électroniques, montre que nous pouvons (encore) décider de réfléchir.
A lire: «Homo Numericus. La civilisation qui vient» de Daniel Cohen (Ed. Albin Michel)