La coïncidence est trop révélatrice pour ne pas être mentionnée. Alors que le règne d’Elizabeth II vient de s’achever et qu’une déferlante de nostalgie monarchique remplit les journaux français, un livre épais et passionnant raconte une histoire aux antipodes du très long règne de sa gracieuse majesté: celle de la commémoration, le 14 juillet 1989, du bicentenaire de la révolution française de 1789.
Le second tome du «Rocher de Süsten» (Ed. Seuil), les mémoires de l’historien Jean-Noël Jeanneney, consacre en effet presque un tiers de ses quatre cents pages à la préparation du défilé sur les Champs-Elysées qui fit ce jour-là de Paris l’épicentre mondial de la célébration des libertés. Et pour cause: il en fut, sous les ordres directs de François Mitterrand, le grand ordonnateur.
Jean-Noël Jeanneney a connu Mitterrand de près
Mitterrand. Les plus jeunes lecteurs ne se souviennent peut-être même pas du nom de ce président socialiste français décédé le 8 janvier 1996 après avoir occupé le palais de l’Elysée pendant quatorze ans, de mai 1981 à mai 1995.
Or voilà que les circonstances, avec le décès d’Elizabeth II, nous ramènent à ce chef de l’Etat dont toutes les manières, ou presque, étaient celles d’un monarque élu, puis réélu par ses concitoyens. L’auteur — qui a intitulé son livre en souvenir d’une catastrophe qui faillit lui coûter la vie au col de Süsten, dans les Alpes suisses — a connu Mitterrand de près.
Il en a côtoyé les conseillers. Il a su, comme universitaire, haut fonctionnaire, président de la radio publique, architecte du bicentenaire puis ministre, se faufiler dans le labyrinthe cruel et parfois magnifique de ses deux septennats.
Une autorité intellectuelle
L’autorité d’un roi se mesurait jadis sur les champs de bataille. Celle de François Mitterrand est d’abord intellectuelle. L’homme, d’un cynisme et d’une brutalité presque sans limite sur le plan politique, domine ses interlocuteurs par sa fine connaissance de l’esprit Français.
Dans les avions où Jean-Noël Jeanneney prend place, le président lit… des romans. Jamais l’historien ne le montre débordé de notes, ou affairé à signer des parapheurs. Sa grande affaire est d’inscrire son action dans la durée. Son premier acte public fut, le 21 mai 1981, de se rendre au Panthéon, le temple parisien de la République où sont inhumés ceux qui ont contribué à sa grandeur.
«Le rocher de Süsten» nous apprend comment, malgré les réticences de l’Eglise catholique, le Chef de l’État socialiste se réjouissait d’y avoir fait entrer l’Abbé Grégoire en 1989. Deux cents ans après la prise de la Bastille, ce prêtre rallié aux révolutionnaires qui réclama l’abolition totale des privilèges, était enfin célébré par la nation. Ce qui arrachait de beaux éclats de rire à Mitterrand.
Une visite guidée de la République
«Le rocher de Süsten» est une visite guidée de la République française, de ses arcanes et nouveaux privilèges que l’aristocratie d’État s’est accordée après la disparition de la monarchie. Jean-Noël Jeanneney, en scribe attentif des dédales du pouvoir, prend soin de nommer tous ceux avec lesquels il a dû négocier, batailler et séduire, avec ce qu’il faut de vexations et de règlements de compte pour rendre ses mémoires piquantes.
Le lecteur éloigné de Paris se lassera parfois de ce soin apporté aux détails personnels, aux renvois d’ascenseur qui font le sel du vrai pouvoir en France, à la liste de personnages souvent aujourd’hui oubliés.
Qu’importe: qu’un historien respecte la religion des faits est la chose la plus normale qui soit. Mais l’essentiel est ailleurs: dans ce portrait du règne mitterrandien et aussi dans quelques flashs qui réveillent nos mémoires.
Comme ce rappel du char qui, lors du défilé du bicentenaire de 1789, représentait la Russie alors dirigée par Mikhaïl Gorbatchev, quelques mois avant la chute du mur de Berlin: «Elle était représentée par un char où une jeune femme évoluait sur des patins, accompagnée d’un ours blanc, pris souvent comme symbole, en Occident, du danger soviétique. L’animal évoluait sur une patinoire en plastique, au rythme d’un chant folklorique»… Un char ludique, comparé aux tanks que Vladimir Poutine a lancés à l’assaut de l’Ukraine.
Le souvenir des gardes suisses massacrés
Une seule référence à la Suisse, pays que le protestant Jean-Noël Jeanneney connaît bien, intervient dans le livre lors de la préparation du défilé. L’auteur se rend à Berne, en janvier 1989, pour y donner une conférence à l’Alliance Française.
Bonne pioche: dans la capitale fédérale, les festivités du bicentenaire sont mieux accueillies que prévu, «ce que le souvenir de la révolution ne permettait pas de prévoir […] Les gardes suisses massacrés lors de chute de la monarchie, le 10 août 1792, n’interposèrent pas leur ombre sanglante entre leur pays et nous» écrit-il.
Quelques mois plus tard, le rideau de fer communiste qui séparait l’Europe en deux s’effondre. L’ex URSS entame son agonie. Mitterrand est accusé de n’avoir pas assez vite soutenu la réunification allemande.
La réponse est celle d’un roi: «Il ne faut jamais précipiter un rendez-vous qui a déjà été fixé. Ce serait créer un effet d’affolement. Au surplus, un peu de recul est toujours fécond». Et de poursuivre sur les futurs contours de l’Europe: «Il ne faut pas disperser notre action qui est financièrement limitée. La Pologne, oui. La Hongrie non. Nous n’avons jamais eu de liens historiques avec la Hongrie. Il faut compter avec le poids de l’histoire». A bon entendeur...
A lire: «Le rocher de Süsten» - Mémoires II, 1982-1991 (Ed. Seuil)