Il y a du Emile Zola dans Pierre Lemaitre. Avec, en plus, l’art de raconter une histoire scandée de crimes à élucider. Crimes financiers. Crimes de sang. Crimes de guerre. 1948. La France sort de la Seconde Guerre mondiale étouffée par les non-dits de la collaboration avec l’occupant nazi, portant haut les faits de résistance de quelques-uns pour faire oublier toutes les compromissions des autres. L’avenir, pour les aventuriers et tous ceux qui ont besoin de se réinventer une vie, se nomme la colonie.
Du Liban à l’Indochine
De l’autre côté de la Méditerranée, l’Algérie est encore cet eldorado sur les pas duquel s’est rendu, ces derniers jours, le président français Emmanuel Macron pour ramener d’Alger – une fois de plus – la promesse d’une réconciliation historique. Plus loin se trouve le Liban, où la famille Lemonnier dont le romancier brosse la saga, a fait fortune dans le savon. Et bien plus loin encore l’Indochine, cette colonie de tous les rêves. Au Vietnam, l’argent est roi. La luxure et la corruption aussi. La guerre qui vient de reprendre contre les insurgés communistes couvre tous les excès.
Pierre Lemaitre est un écrivain de précision. De ceux qu’affectionne «Le livre sur les quais», le grand rendez-vous littéraire de la rentrée à Morges (VD), du 2 au 4 septembre, où il sera malheureusement absent. Avant lui, en 1981, la romancière Régine Deforges avait, elle aussi, plongé dans ce labyrinthe des passions que fut l’aventure Indochinoise de la France. Vendue à des centaines de milliers d’exemplaires, sa trilogie de «La Bicyclette bleue», suivie par «Rue de la soie» et «La dernière colline» racontait, à la manière «d’Autant en emporte le vent» (ce qui lui valut un procès pour plagiat, finalement abandonné), le destin d’une famille éclatée par les guerres et la sanglante décolonisation indochinoise.
Retour sur les mêmes terres ici, mais autour d’une autre héroïne funeste: la piastre. La piastre était la monnaie de l’Indochine française. Achetée à Saïgon (l’actuelle Ho Chi Minh Ville) à son cours local, elle pouvait être échangée en France à son cours officiel, avec d’énormes bénéfices. «Faire de la piastre» revenait à s’enrichir vite, très vite. Si vite que tout le monde en voulait: fonctionnaires, militaires, sectes religieuses, insurgés communistes…
Les nuits du «Grand Monde»
Émile Zola intervient là, dans ces chapitres où Pierre Lemaitre raconte par le menu détail les nuits du «Grand Monde», l’immense casino-cabaret qui régnait alors sur les nuits de Saïgon. Un autre auteur populaire des années soixante, Guy des Cars, avait aussi consacré une série de romans à ce lieu mythique du crime et de la colonie, situé dans le quartier chinois de Cholon, qui fut détruit dans les années 70.
«Il se rendait à l’époque dans un établissement luxueux fréquenté par l’élite, avec des alcôves chargées de tissus, de coussins, de guéridons et de grandes couchettes ouvragées où des jeunes femmes silencieuses, adroites comme personne, vous faisaient allonger, veillaient à la parfaite position du coussin sous votre tête puis, face à vous, préparaient avec une calme dextérité des pipes d’une drogue idyllique», peut-on lire. Nous y sommes. Au cœur du royaume de l’opium et de ses fumées magiques. «Le Grand Monde», où le mélange fatal de la richesse, du vice et du suc de pavot.
Sordides secrets
La France coloniale, sous couvert de civilisation et d’égalité républicaine professée aux indigènes, vivait de ses secrets sordides. En Indochine, dans cet Extrême-Orient si lointain que les élites parisiennes préféraient ignorer en y envoyant se faire tuer des bataillons de jeunes soldats professionnels et de vétérans de la Légion étrangère, tout devenait liquide. Le climat tropical, la beauté des femmes, l’irrésistible attrait de l’opium et l’obsession de la piastre altéraient tous les jugements.
Pierre Lemaitre l’a compris, mêlant dans son roman plusieurs destins, plusieurs histoires d’amour, et plusieurs crimes qui tissent le canevas implacable d’une saga familiale souillée de sang. «Le Grand Monde» se lit comme «Germinal» ou comme «La Terre Humaine». Il dit un moment de la France. Une perte vertigineuse de valeurs et de repères. Il dit l’abîme qui peut toujours s’ouvrir lorsque le goût de l’aventure cache les pires passions. L’un de ses chapitres s’intitule «Si personne ne l’aide, ce sera la fin». Ce titre aurait pu être celui de son roman. «Le secret, c’est la rotation des marchandises», termine l’un de ses personnages, reconverti dans le commerce de tissu. Le secret du «Grand Monde» est la rotation fatale de nos cauchemars et de nos idéaux.
A lire: «Le Grand Monde» de Pierre Lemaitre. Editions Calmann-Levy