Ne cherchez pas plus loin. Oubliez les raisons énergétiques, économiques ou ethniques des conflits. Cessez de tout voir à travers le prisme des revendications territoriales mises en avant, aujourd’hui, par la Russie en Ukraine et par la Chine à propos de Taïwan. Les guerres d’aujourd’hui, et celles du futur, ont pour principal moteur un ressenti que les Occidentaux – c’est-à-dire nous – ont trop refusé de voir: l’humiliation. Humiliez un jour un peuple en lui faisant comprendre que son destin dépend de vous, et que vos valeurs sont supérieures aux siennes, et la bombe à retardement est enclenchée.
La revanche du «reste du monde»
La thèse de l’universitaire français Bertrand Badie, défendue dans son essai «Le Temps des humiliés» publié en 2018 (Editions Odile Jacob), n’est pas vraiment un roman de l’été. Désolé de vous arracher, pour cette chronique littéraire, aux passions et aux polars qui plantent souvent le décor de nos vacances. Tous ceux qui cherchent à comprendre le moteur de notre monde en crise, au moment où la guerre continue de faire rage en Ukraine et alors que l’armée chinoise achève, ce dimanche 7 août, ses manœuvres d’intimidation autour de Taïwan, devraient pourtant le lire.
«Au-delà de l’Occident, le 'reste du monde' ne peut plus simplement être considéré comme l’appendice de celui-ci», affirme l’auteur. On y est. La page est tournée pour ces pays qui, réveillés par les incantations nationalistes de Moscou et de Pékin, se considèrent partie prenante d’un «Global South» (le sud global) qui n’a plus à recevoir d’ordres des Etats-Unis ou de leurs alliés européens. «Le tuteur n’existe plus, ni guère davantage le gendarme autoproclamé: on ne s’offre plus en modèle, sauf au risque d’être dénigré», poursuit Bertrand Badie.
L’Occident, le plus coupable de tous
L’humiliation, dans sa version 2022, est évidemment un refrain biaisé. La Russie n’a jamais hésité, au cours de son histoire, à humilier les territoires et les peuples de son immédiate périphérie, ou à agir, à l’époque soviétique, comme un colonisateur humiliateur. La Chine, avec son projet des «routes de la soie» destiné à doter les pays émergents d’infrastructures payés par des emprunts qui les ligotent, se comporte comme un «parrain» avant tout soucieux d’étendre sa puissance.
Sauf que l’Occident, dans la version caricaturale que dressent les «humiliés», est accusé d’avoir fait bien pire. Qu’importe si certains pays occidentaux ont commis plus d’horreurs que d’autres, même si l’affirmation de sa neutralité permet à la Suisse contemporaine d’esquiver ce type d’attaques. L’Occident a colonisé. Il a imposé ses valeurs comme celles de l’élite qui tire les ficelles de l’économie mondiale. Il a, surtout, oublié que ses problèmes économiques, sociaux ou culturels, ne sont pas ceux qui préoccupent la plupart des pays de la planète. Exemple en Inde, ce géant toujours prompt à fulminer contre la domination des ex-colonisateurs: «Pour l’Inde, la souveraineté anéantit toute idée de contrainte extérieure. Ce pays le répète notamment lors des négociations sur le climat: la course à la croissance est légitime. Son développement inachevé est relié aux humiliations du passé.»
L’humiliation nourrit la colère
Le mot, lui-même, résume tout ce que l’on peut lire, voir, entendre ces temps-ci en provenance de Moscou ou de Pékin. L’humiliation nourrit la colère. Elle se forge autour de souvenirs, d’images, de moments historiques parfois sortis de leur contexte. L’Europe a connu cela dans les années 30, lorsque l’Allemagne nazie prenait sa revanche sur le traité de Versailles qui avait «humilié» Berlin après la première guerre mondiale.
L’impression d’humiliation, fertilisée par les décennies de colonisation occidentale, peut resurgir à l’occasion d’une photo, comme ce fut le cas le 15 janvier 1998 à Jakarta, en Indonésie, lorsque le patron de l’époque du Fonds Monétaire International, Michel Camdessus, croisa les bras lors de la signature de l’accord de sauvetage financier de l’immense archipel, autrefois propriété des Pays-Bas.
L’humiliation se nourrit de soi-disant promesses non tenues, comme celles dénoncées par Vladimir Poutine, selon lequel Washington avait promis au Kremlin de ne pas étendre l’OTAN vers l’est. L’humiliation est affaire de symboles. Et cela fait d’autant plus mal que, selon Bertrand Badie, «l’international devient social. Il ressemble de plus en plus à une gigantesque tectonique des sociétés […] Tout le monde dépend de tout le monde en richesses, en sécurité, en souffrances, en espoirs, en contraintes, même en sentiments…»
Le moteur du monde en 2022
L’humiliation, moteur du monde en 2022? La Chine communiste, humiliée par les traités inégaux imposés à l’Empire du milieu par le Royaume-Uni au début du XIXe siècle, manie ce concept avec une diabolique habileté. Et comment contester ce récit historique, évidemment oublieux des tragédies et des horreurs perpétrées, depuis la révolution de 1949, par Mao Tse Toung et ses successeurs: «En 1840, la Grande-Bretagne monta contre la Chine une expédition punitive, destinée à châtier l’Empereur: celui-ci avait eu le tort d’ordonner la destruction des cargaisons d’opium que les navires de sa Majesté livraient à l’empire du milieu […] Peu importait que ce trafic fut dénoncé et proscrit en Occident, au sein de sociétés qui déjà se protégeaient au risque de détruire les autres», argumente l’auteur.
Ne cherchez plus. A chacun son humiliation. Celle-ci est le produit de la puissance. Les Occidentaux sont peut-être coupables. Mais beaucoup d’humiliés d’hier, à coup sûr, seront les humiliateurs d’aujourd’hui et de demain lorsqu’ils seront en position d’imposer leurs intérêts et leur domination.
A lire: Bertrand Badie, «Le temps des humiliés. Pathologie des relations internationales», Editions Odile Jacob.