La réponse sera connue à la mi-journée. Si «Le Mage du Kremlin» (Ed. Gallimard) de l'écrivain italo-suisse Giuliano Da Empoli remporte le prix Goncourt 2022 (après le Grand Prix de l'Académie Française), le carton éditorial sera plein à ras-bord pour cet auteur dont le roman nous fait plonger dans les entrailles du Kremlin, version Vladimir Poutine. Nous lui avions consacré cette chronique en août, mêlant notre lecture à celle d'un autre livre de référence: «Les lettres de Russie» du Marquis de Custine (Ed. Folio). L'occasion de republier ce texte, lesté d'un simple avis de lecteur: si le plus prestigieux prix littéraire français devait récompenser Giuliano Da Empoli, écrit avant la guerre en Ukraine et publié en mai 2022, la littérature, la fiction et la vérité des faits seraient ensemble primés.
Les autres finalistes du Prix Goncourt 2022 sont: Brigitte Giraud pour Vivre Vite (Flammarion), Cloé Korman pour Les Presque Sœurs (Seuil), et Makenzy Orcel pour Une somme humaine (Rivages)
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Ces deux livres ont souvent été cités depuis le début de la guerre en Ukraine. L’un date de 1843, sous le règne du tsar Nicolas 1er (1825-1855). L’autre est arrivé dans les librairies pile au moment où Vladimir Poutine lançait ses chars et ses forces spéciales sur Kiev.
Je n’avais pas lu, jusque-là, «Les lettres de Russie» du Marquis de Custine (Ed. Folio) et «Le mage du Kremlin» (Ed. Gallimard) de l’auteur italo-suisse Giuliano Da Empoli. Je me suis rattrapé en les dévorant l’un après l’autre, après avoir lu l’essai de l’universitaire français Bertrand Badie sur l’humiliation, comme clé d’explication des rapports de force entre les Occidentaux et le reste du monde. Je cherchais à comprendre pourquoi, au-delà de sa puissance militaire destructrice, la Russie fait peur en 2022. Et s’il est logique de s’inquiéter de la fuite en avant meurtrière du Kremlin, à l’heure où la tension est maximale autour de la centrale nucléaire ukrainienne de Zaporijia, occupée par l’armée russe. Or, je dois dire que je suis ressorti sonné de ces centaines de pages, écrites à deux siècles d’intervalles.
L’Occident n’a pas fait tout juste
La Russie humiliée par l’OTAN? La désagrégation de l’ex-URSS, exploitée sans vergogne par les Occidentaux cyniques et avides de profit? La dette que les Européens ont envers les Russes venus les libérer du joug nazi au prix de millions de morts durant la Seconde guerre mondiale? Gardez ces questions en tête. Ne les évacuez pas.
Cette chronique n’a pas pour but d’affirmer que l’Occident a fait tout juste. Ou que les gouvernements successifs à Washington n’ont pas cherché à étendre au maximum l’influence américaine depuis la dislocation de l’Union soviétique en 1991.
Elle ne fait que tirer les leçons des ouvrages respectifs du Marquis de Custine et de Giuliano Da Empoli, tous deux affairés à dresser le portrait d’une Russie condamnée à être, comme pays, une effroyable machine à broyer les peuples et les libertés.
«Le spectacle de cette société, dont tous les ressorts sont tendus comme la batterie d’une arme qu’on va tirer, me fait peur au point de me donner le vertige» affirmait, voici deux cents ans, l’aristocrate français protégé du grand Chateaubriand (amant de sa mère), de retour d’un voyage à Saint-Pétersbourg et à Moscou. «Vadim n’était pas un ambitieux comme les autres: entraîné dans les arcanes de plus en plus sombres du système qu’il a contribué à construire, ce poète était égaré parmi les loups», raconte à propos de son personnage central, dans son premier roman, l’essayiste italo-suisse.
Le pouvoir poutinien autopsié par «Le mage du Kremlin»
Spécialiste des populismes européens, fin connaisseur des arcanes les plus sombres de la politique italienne, Giuliano Da Empoli s’est inspiré, pour «Le mage du Kremlin», de la vie de Vladislav Sourkov, ancien conseiller du «tsar» Poutine. Ce qu’il raconte sous forme de fiction est la meilleure des réponses à adresser à toux ceux qui, en Suisse comme ailleurs, refusent de considérer le pouvoir poutinien pour ce qu’il est, démontré au quotidien en Ukraine: la férule d’un homme sur un pays, au service de sa soif de puissance. «Personne n'échappe jamais à son destin, et le destin des Russes est d'être gouvernés par les descendants d'Ivan le Terrible, affirme Vadim Baranov, alias «le mage». Vous pouvez inventer ce que vous voulez - une révolution prolétarienne ou un libéralisme sans entraves - mais le résultat est toujours le même : les oprichniki, les chiens de garde de l'élite du tsar, sont au sommet».
Tout y est. Tout est écrit. L’ascension de l’ancien officier du KGB, d’abord épaulé et choyé par les oligarques prédateurs qui entouraient autrefois Boris Eltsine. La capacité du nouveau maître de la Russie à dissimuler ses intentions, puis à frapper sans merci pour éliminer tous ses rivaux, à commencer par ces milliardaires bien trop puissants. Sa détestation de l’Occident, présumé condamné à la décadence. Le nationalisme russe exacerbé qui impose aux voisins immédiats de la Russie de se soumettre.
«Le mage du Kremlin» est le roman d’une mystification rendue possible par la brutalité de Poutine et l’accumulation de milliards de dollars grâce à l’exploitation des ressources naturelles de ce pays continent. Un roman? Bien sûr. Mais il est des systèmes, mafieux et criminels, que seuls les récits romanesques parviennent à démonter…
Le Marquis de Custine, lui, a effectué un long voyage en Russie en 1839, d’où il est revenu effaré au point que son préfacier français Pierre Nora juge bon de prévenir, à juste titre: «Indépendamment des frivolités moralisatrices, des inexactitudes ou erreurs historiques, il est impossible de ne pas le trouver partial et partiel.»
N’empêche: il y a dans ce livre, best-seller de l’époque, avec plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires vendus, des avertissements qui ont traversé le temps. Exemple avec ces phrases: «L’ambition et la peur, passions qui ailleurs perdent les hommes en les faisant trop parler, engendrent en Russie le seul silence. Ce silence violent produit un calme forcé, un ordre apparent plus fort et plus affreux que l’anarchie, parce qu’ici, le malaise est éternel.»
Pourtant vétéran du métier des armes, l’aristocrate exilé sous la Révolution et l’Empire comprend que cette Russie peut à tout moment basculer du côté de l’enfer en abandonnant le terrain de la raison.
Se forcer à réfléchir
Il ne s’agit pas de comparer les deux ouvrages. Il ne s'agit pas de leur donner une priorité sur d'autres livres de référence, moins à charge, consacrés à la Russie. Il s’agit, avec eux, de se forcer à réfléchir. A deux siècles d’intervalle, Custine et Da Empoli racontent chacun à leur manière une Russie dont les travers semblent irrémédiables.
Le sang a trop coulé, au fil des siècles, sur ce continent de froid, de glace et de populations habituées depuis toujours à vivre dans la peur. La force brute et la souffrance y sont trop glorifiées et acceptées. Ce que nous décrivent les deux auteurs est l’existence, entre l’Occident et la Russie, d’un précipice que les régimes successifs au pouvoir à Moscou, à des rares exceptions près, se sont employés à creuser pour éloigner leur pays et leur peuple de toute tentation de résister à l’arbitraire.
Le système russe décuple la violence du pouvoir
Magie glaçante de Saint-Pétersbourg ou de Moscou. Impressionnants et exaltants confins sibériens souillés par les déportations et le goulag. Obsession jamais éteinte de l’accès aux mers du sud. Le Marquis de Custine et Giuliano Da Empoli ont, à deux cents ans d’intervalle, ramené chacun de leur voyage en Russie, le même sentiment: une peur viscérale de voir nos pays s’illusionner sur ce grand voisin de l’est.
La conclusion du «Mage du Kremlin» est en tous points semblable à celle du Prince K., un aristocrate russe que le marquis de Custine rencontre à bord du voilier qui l’amène, en 1839, de l’autre côté du golfe de Finlande. Lorsque la violence gouverne au Kremlin, le système politique et le fonctionnement de la société ne font que la décupler. Les Russes sont alors condamnés à souffrir et à faire souffrir. A la moitié du XIXe siècle comme aujourd’hui, alors que Moscou veut mettre l'Ukraine à genoux. Quel qu'en soit le prix.
A lire:
- «Lettres de Russie», par le Marquis de Custine (Ed. Folio)
- «Le mage du Kremlin», de Giuliano Da Empoli (Ed. Gallimard)