Ceux qui accusent les journalistes de caricaturer la géopolitique mondiale à l’heure de la guerre en Ukraine doivent lire ce livre. Alain Frachon est éditorialiste au quotidien français «Le Monde». Il a passé sa vie à parcourir la planète et à interroger les diplomates de tous pays. Or, son dernier livre «Un autre monde» (Editions Perrin) dresse un verdict qui doit tous nous faire réfléchir. Oui, les dictateurs sont de retour. Des dictateurs dont l’objectif est, ni plus ni moins, d’étendre leurs sphères d’influence aux dépens des démocraties, et de relativiser les libertés pour imposer leur ordre.
L’exemple de la Chine
Exemple avec la Chine: «La puissance économique du pays est mise au service de ses visées politiques. Quiconque est en affaires avec la Chine s’impose une manière d’autocensure sur ce qui s’y passe – sauf à risquer des rétorsions», écrit l’auteur. La phrase peut aisément être transposée à la Russie, alors que Vladimir Poutine vient de s’exprimer au forum économique annuel de Saint-Pétersbourg: combien d’experts, d’hommes d’affaires, de personnalités politiques aussi ont sciemment passé sous silence ces dernières années les abus du régime russe et sa transformation pure et simple en une machine dictatoriale? Avant que la guerre un Ukraine ne révèle la nature du pouvoir en place au Kremlin depuis plus de vingt ans.
Alain Frachon est un observateur engagé. Le lecteur comprend, au fil des chroniques reprises dans son ouvrage, qu’il se place dans le camp des démocraties, des États-Unis et de l’Otan. À coup sûr, ses détracteurs vont dénoncer ce positionnement pour dénoncer sa thèse comme «partisane». Ils auront tort. Car Frachon commente aussi les failles politiciennes et électoralistes de nos démocraties. Ainsi, sur les États-Unis et leurs bavures dramatiques en Irak ou en Afghanistan. La prison de «non droit» de Guantanamo, où son encore internés à Cuba des djihadistes fidèles à Oussama Ben Laden, laissera des traces indélébiles.
La torture, crime indélébile
L’auteur le sait et il l’écrit à propos de la torture. «Georges W. Bush en avait banalisé l’usage, autorisant la technique des simulations de noyade – le waterboarding. Donald Trump, lui, a normalisé le sujet. Il l’a dépouillé de toute connotation éthique. La torture selon lui, on peut en débattre. Il y a du pour et du contre. C’est affaire de coûts résultats. Un problème technique, pas moral». Tout est dit. Les États-Unis ont alimenté, par leurs fautes morales, ce grand retour de l’usage de la force dans la géopolitique mondiale. Et cela ne s’effacera pas comme ça.
Le retour des dictateurs n’est d’ailleurs pas uniquement de leur fait. L’Occident les a aidés. Les démocraties occidentales aiment les dictateurs lorsqu’ils défendent leurs intérêts commerciaux, économiques, stratégiques. Frachon s’inquiète, mais il reste lucide. Même Vladimir Poutine, quelque part, n’aurait pas existé sans l’assentiment de ses partenaires occidentaux, pressés de profiter des ressources naturelles de la Russie et du tsunami de milliards de ses oligarques, après s’être rué pour dépecer l’ex-URSS. La force du «Basculement du monde» est que ce livre décrit les interactions entre les bons et les méchants. Les premiers sont si faciles à appâter, à corrompre, à menacer. Nul mieux que Donald Trump n’a incarné de glissement fatal.
Genève bafouée par Trump
L’on en sait quelque chose à Genève, second siège des institutions de l’ONU après New York. «Trump avait réglé à sa façon la délicate question du rapport que la diplomatie doit entretenir avec les droits de l’homme», écrit Alain Frachon. Il ne croyait pas dans l’exceptionalisme américain – cette mission qui incomberait aux États-Unis, née des lumières anglaises et françaises, d’être, par l’exemple et l’influence, les promoteurs de la démocratie libérale […] Il ne cachait pas son faible pour les autocrates. L’Egyptien Al Sissi était son 'dictateur préféré'..» Joe Biden, depuis, s’emploie à renverser cette vague. Du moins en théorie. La preuve: les relations sont toujours au beau fixe entre Washington et le redoutable maréchal Egyptien.
Terzani et Zelensky
Deux autres lectures s’imposent pour évoquer le cas de Vladimir Poutine, ce dictateur sur lequel de nombreux observateurs européens, suisses aussi, ont si longtemps fermé les yeux et continuent parfois de le faire encore, en rejetant sur l’Otan et les États-Unis la responsabilité de la guerre en Ukraine. Soit. L’objet de cette chronique est au contraire d’avoir les yeux ouverts. Il faut donc lire, simultanément, la réédition de «Bonne nuit, Monsieur Lénine» du défunt journaliste italien Tiziano Terzani (Ed. Intervalles). Terzani a parcouru l’ex URSS en train de s’écrouler en 1989-1991. «Au fur et à mesure que l’État renonce à certaines de ses activités, que les magasins publics se vident de leurs marchandises et que les anciens verrous sociaux se relâchent, écrivait-il. Des groupes sans scrupules apparaissent (..) Les mafiosis, avec leur richesse ostentatoire, sont le phénomène le plus visible de la nouvelle Russie. Ils sont les nouveaux héros. Un symptôme de vitalité dans une société en déclin, comme des vers qui sortent vivants de la carcasse d’un animal.» Là aussi, tout est dit. Les dictateurs sont maîtres dans l’art de tirer profit de l’humiliation des peuples, par leurs alliés criminels du monde de l’ombre.
Le président Ukrainien Volodymyr Zelensky a tenté de répondre à cette réalité dans ces discours regroupés dans un livre «Pour l’Ukraine» (Ed. Grasset). Là aussi, lecture bienvenue. Zelensky est un communicateur en chef. Son pays a été agressé. Il est en guerre. Mais il dit ce qui, face aux dictateurs, constitue l’éternel péril: «S’abstenir de décider nous est tout simplement devenu mortel».
Oui, il faut avoir peur des dictateurs.