La force du Prix Nobel de littérature 2022 accordé par l'Académie royale de Suède à Annie Ernaux est qu’il promet de réconcilier hommes et femmes, autour de ses livres sur leur table de nuit. Impossible, en effet, de réduire l’autrice française de 82 ans à la passion féministe qui l’a toujours animée. Ses critiques, avec quelques justifications, diront que cette récompense littéraire suprême correspond à notre époque, où le débat sur les questions de genre occupe le devant de la scène. Peut-être. Mais Annie Ernaux a depuis longtemps dépassé le clivage masculin-féminin. Sa plume est féminine. Ses passions et ses hantises sont celles d’une femme. Mais jamais, dans ses livres, l’autrice de «Se perdre» (2011) n’a renoncé à ce sel de sa vie que fut l’amour des hommes.
Comment écrire sur les hommes aujourd’hui?
Les hommes, justement. Comment écrire encore sur eux? Comment ne pas tomber dans le portrait acéré de leurs défauts? Comment ne pas les ensevelir sous des tonnes de reproches amoureux, sociaux, économiques? Les jeunes générations de lecteurs et de lectrices, mais surtout les jeunes générations d’écrivains et d’écrivaines, doivent lire Annie Ernaux pour comprendre que le labyrinthe de nos sentiments n’a pas de sortie programmée.
Pas de panneau indicateur, dans ses livres, pour dire ce qui est bien ou mal, ce qui doit être prohibé ou autorisé. «Passion simple», publié en 1992, dit simplement les vertiges de l’amour. Au féminin comme au masculin, avec cette dose incontournable d’incompréhension mutuelle. Une jeune femme, divorcée et mère, choisit de mettre au centre de sa vie un amant marié, venu de l’étranger. Le hasard de l’existence fera le reste, comme dans le dernier livre publié par l’autrice: «Le jeune homme» (Ed. Gallimard).
Une romancière de l’intime transformé en universel
Ceux qui rêvent, pour le Prix Nobel de littérature, de conteurs au long cours, d’histoires enveloppantes qui vous transportent dans un autre univers, ne trouveront pas ici de quoi étancher leur soif d’aventure romanesque. Annie Ernaux est au contraire la romancière de l’intime, de ce qui vous transforme par mégarde, de ce qui fait qu’une femme libre n’est jamais l’otage des hommes qu’elle a aimés et qu’elle ne renonce pas à admirer. «Il nous restait à changer les hommes, avouait-elle en novembre 2021 dans un entretien aux 'Inrockuptibles'. Mes livres ont toujours touché quelque chose auquel l’époque ne voulait plus toucher.» Tout est dit. A ceci près que les hommes n’ont sans doute pas assez changé et que les douleurs féminines doivent encore davantage être reconnues et prises en compte.
La force d’Annie Ernaux, et celle de ce Prix Nobel, est d’avoir refusé l’anathème et la diabolisation sexuelle. «Lorsque mon premier livre, «Les Armoires vides», est publié en 1974, je n’utilise pas encore le terme «sauver» mais je sais que je suis dépositaire de quelque chose qu’il faut mettre au jour, expliquait-elle aux 'Inrockuptibles'. Je me formule peu à peu à partir de là qu’écrire, c’est descendre dans le réel tel qu’il m’a traversée. Comme il traverse n’importe qui d’ailleurs.»
La reconnaissance de nos passions
Le réel, source de l’imaginaire littéraire. Ce n’est pas une femme, ni même une carrière littéraire, qui se retrouvent aujourd’hui honorées. C’est la reconnaissance de nos passions, de nos faiblesses et de nos erreurs, au-delà des slogans et des modes, que le Prix Nobel de littérature 2022 vient de récompenser.