Prenez neuf personnalités nommées (normalement pour neuf ans) par le pouvoir politique. Placez-les dans une institution crée par l’actuelle Constitution française de la Ve République, rédigée en 1958 pour le retour au pouvoir du Général de Gaulle. Confiez à ces neuf juges, chargés de veiller au respect de la loi fondamentale et à la conformité des lois, le sort d’un pays traversé par une crise de grande ampleur. Et surtout, faites les se réunir derrière une imposante barrière de policiers anti-émeutes, avec boucliers, matraques, grenades lacrymogènes et hautes grilles de protection. Comme si l'institution était assiégée, et que la démocratie française flirtait avec le point de non-retour...
Le décor est planté. Vu de l'étranger, le spectacle de la police entourant le Conseil constitutionnel est redoutable. C’est néanmoins de cette instance que doit sortir ou non, à 18 heures ce vendredi 14 avril, la conclusion de la bataille sociale sur les retraites qui déchire la France depuis la mi-janvier. Mais ce conflit, au-delà du déficit démocratique reproché au président Emmanuel Macron, peut-il s’achever par une déclaration envoyée à la presse? C’est loin d’être garanti. Voici pourquoi.
Le Conseil constitutionnel français est très politique
L’indépendance de cette institution située rue Montpensier à Paris, juste à côté du théatre de la Comédie française, est très relative. Le Conseil constitutionnel tire sa légitimité du chapitre VII de l’actuelle constitution de la Ve République, promulguée le 4 octobre 1958 et amendée pour la dernière fois en 2008. Sa mission, outre la validation des élections, est fixée par l’article 61 et 62 de la loi fondamentale. «Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé […] Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61 ne peut être promulguée ni mise en application».
Il s’agit donc de l’instance républicaine suprême, dont les verdicts s’imposent à tous. On se souvient par exemple de la controverse suscitée, en juillet 2013, par le rejet des comptes de campagne de Nicolas Sarkozy pour l’élection présidentielle de 2012. L’ancien président, qui avait dépassé d’environ 500'000 euros le plafond autorisé de 22,5 millions d’euros, avait dû rembourser 10,5 millions, récoltés à l’issue d’un «Sarkothon» auprès des sympathisants de droite…
Le problème est que les neuf juges du Conseil, à commencer par leur président qui a une voix prépondérante, sont tous nommés par le pouvoir politique (trois par le président de la République, trois par le président de l’Assemblée, trois par celui du Sénat). Ils ont en outre souvent exercé des responsabilités ministérielles. Laurent Fabius, l’actuel patron du Conseil nommé en 2016, est ancien Premier ministre socialiste.
Deux anciens ministres d’Emmanuel macron, Jacques Mézard et Jacqueline Gouraud, siège à ses côtés, de même que l’ancien chef du gouvernement Alain Juppé, dont la réforme de la sécurité sociale entraîna un blocage du pays en 1995. Bref, la constitutionnalité des lois est bien la mission de ces «sages». Mais le contexte politique et les rapports de force sont omniprésents dans leurs bureaux, dont les fenêtres donnent sur la place du Palais-Royal. Cette situation n’est pas propre à la France: aux États-Unis, la politisation de la Cour suprême est au cœur de l’actuelle crise politique du pays.
Le Conseil Constitutionnel n’est pas compétent sur les retraites
Les neuf juges du Conseil, saisis de quatre recours de la part du gouvernement, de députés et de sénateurs, vont devoir se prononcer sur deux sujets. Le premier est la conformité du projet de loi sur la réforme des retraites, adopté sans vote le 16 mars 2022, grâce au recours à l’article 49.3 de la Constitution. Le second est la motion présentée par les élus de la NUPES (gauche) en vue de soumettre cette réforme à un futur référendum d’initiative populaire, prévu par l’article 11 de la Constitution.
Il s’agit donc, d’une part, de dire si le texte législatif, du point de vue de son contenu et du débat parlementaire, est conforme à la loi fondamentale. Et de dire si cette réforme entre dans la catégorie des «projets de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique ou sociale de la nation et aux services publics» qui peuvent être soumises au peuple, après un processus complexe et la récolte de 4,8 millions de signatures.
Et la retraite dans tout ça? Et le déficit du régime français par répartition? Et, surtout, le report à 64 ans de l’âge légal de départ au lieu de 62 actuellement? Sur ces sujets, le Conseil constitutionnel ne se prononcera pas directement. La principale question porte sur le véhicule législatif utilisé par le gouvernement pour cette réforme: il s’agit d’un projet de loi budgétaire rectificatif de la sécurité sociale. Était-ce justifié ou non? Les retraites sont-elles uniquement une variable d’ajustement dans le budget de l’État?
Le Conseil constitutionnel ne mettra pas fin à la crise sociale
Laurent Berger, le patron du syndicat réformiste CFDT a reconnu par avance que la décision du Conseil constitutionnel «s’imposera à tout le monde». Soit. Mais la crise sociale que traverse la France depuis la présentation du projet de loi sur la réforme des retraites, le 10 janvier, amalgame plusieurs sujets sur lesquels les neuf juges ne pourront pas trancher.
Sujet 1: faut-il, ou non, travailler plus dans ce pays où les Français peuvent aujourd’hui prendre leur retraite à partir de 62 ans, soit bien plus tôt que tous les autres pays européens? Sujet 2: peut-on, pour une réforme qui touche tous les citoyens et dans le contexte d’un pays fracturé, recourir à la procédure parlementaire d’urgence de l’article 49.3? Sujet 3: Emmanuel Macron a-t-il raison lorsqu’il affirme que cette réforme est indispensable pour redresser la productivité et la compétitivité du pays? Sujet 4: un référendum peut-il être empêché sur ce sujet, alors que selon des sondages, 69% des Français souhaitent voter sur la réforme des retraites?
Toutes ces questions vont demeurer après la décision du Conseil. Mieux: si celui-ci ouvre la porte à un futur référendum, la bataille politique va se poursuivre. Le sujet clé est l’âge de départ légal à la retraite, contenu dans l’article 7 du projet de loi. Si les juges constitutionnels le valident, alors les syndicats auront perdu. Or, ils ont promis de poursuivre leur mobilisation. Si, sur ce point, le texte législatif est retoqué, alors ce sera un retour à la case départ pour le gouvernement. Dans les deux cas, la crise changera de nature. Mais elle ne disparaîtra pas.