J’ai posé ce jeudi 13 avril la question à des manifestants contre la réforme des retraites. Ils battaient le pavé place de la Bastille, à Paris, entourés de bataillons de policiers venus protéger le quartier des bandes de casseurs.
Ma question à ces manifestants: la France est-elle un pays riche? Tous m’ont répondu non. Tous m’ont dit que leur combat pour conserver l’âge légal de départ à la retraite à 62 ans plutôt que 64 (ce que propose le projet de loi du gouvernement) est une bataille pour l’égalité sociale. Tous se sont énervés lorsque je leur ai parlé des profits records accumulés en 2022 par plusieurs groupes français comme LVMH (leader mondial du luxe) dont le siège parisien a brièvement été occupé en marge de la manifestation, CMA-CGM (leader mondial du transport maritime), Total Énergies (l’un des leaders énergétiques mondiaux) ou Stellantis (le quatrième groupe automobile mondial).
Un enseignant gréviste, le poing levé à la Bastille
L’un d’entre eux, Pierre, enseignant gréviste, a levé son poing en l’air, à la manière révolutionnaire, lorsque je lui ai rappelé que l’indice boursier français du CAC 40 a, cette semaine, atteint un record, à 7403,67 points. Voilà pourquoi la France est divisée: parce qu’une partie du pays ne supporte pas la richesse accumulée par quelques entreprises et quelques milliardaires. Ces «très riches» que beaucoup de protestataires accusent Emmanuel Macron de courtiser, au lieu de s’occuper du «peuple».
Vous voulez une image plus complète? Alors arrêtons-nous sur les annonces de ces derniers jours seulement. Titre du magazine américain «Forbes» le lundi 10 avril? «#1: Bernard Arnault est de loin l’homme le plus riche du monde». Le milliardaire français, qui a en partie bâti son groupe LVMH et sa fortune sur les aides de l’État dans les années 80, vaut en 2023 211 milliards de dollars, juste devant Elon Musk.
Je continue. Titre du quotidien «Ouest-France» mardi 11 avril: «L’indice vedette de la Bourse de Paris a signé un nouveau record en séance à 7 403,67 points». Je poursuis. Titre du quotidien «Sud-Ouest» jeudi 13 avril: «Stellantis: la rémunération 2022 de 23,5 millions d’euros de Carlos Tavares validée par les actionnaires». Oubliée, la bataille sociale en cours et le verdict attendu, vendredi 13 avril, du Conseil constitutionnel sur la réforme des retraites. La France crée de la richesse. Beaucoup. Mais dans quelques mains seulement.
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Le plus frappant est sans doute la coïncidence survenue ce jeudi 13 avril. A Paris et dans les grandes métropoles françaises, près d’un million de manifestants ont à nouveau défilé contre le report à 64 ans de l’âge légal de départ à la retraite, qu’Emmanuel Macron promet toujours de maintenir. Au même moment, à Amsterdam, ville quittée quelques heures plus tôt par le président français en visite d’Etat aux Pays-Bas, les actionnaires de l’ex-groupe Peugeot-Citroën, emblème de la France industrielle éternelle avec la 2 Chevaux, la DS ou la 404, ont acclamé le PDG portugais francophone Carlos Tavares et son salaire de 2022 de 23,5 millions d’euros. Soit deux millions par mois, soit 70'000 euros par jour.
Pourquoi à Amsterdam? Parce que plusieurs groupes français ont déplacé leur siège dans la cité néerlandaise, bien plus hospitalière sur le plan financier et réglementaire. Pourquoi un tel salaire patronal? Parce que Stellantis (le nom de Peugeot-Citroën depuis janvier 2021) a gagné 16,8 milliards d’euros de profits en 2022. Aux côtés des 23 milliards d’euros de CMA-CGM, des 36,2 milliards de Total Energies et des 21,2 milliards d’euros de LVMH.
Près de 97,2 milliards d’euros de profits en un an
Vous avez fait le calcul? Près de 97,2 milliards d’euros de profits en un an pour ces quatre groupes français mondialisés (avant impôts, dont une grande partie n’est d’ailleurs pas payée dans l’hexagone), alors que le déficit programmé pour le régime des retraites, selon le gouvernement, s’établirait si rien ne change à 13 milliards d’euros en 2030. Soit deux milliards par an.
On comprend l’écho médiatique donné au dernier rapport de l’ONG Oxfam France dirigée par l’ancienne ministre écologiste Cécile Duflot. Intitulé «Services publics ou fortunes privées?» et publié en janvier, ce document affirme que depuis 2020, dix «profiteurs de crise» ont engrangé à eux seuls 189 milliards d’euros. Toujours selon Oxfam, Bernard Arnault possède à lui tout seul autant de richesse que… 20 millions de Français.
Or, dans les manifs anti-réforme des retraites, le rapport d’Oxfam a beaucoup circulé. Il a été publiquement commenté par l’économiste vedette Thomas Piketty, auteur du «Capital au XXIème siècle» (Ed. Seuil) et défenseur acharné d’une plus grande justice fiscale. Mieux: Oxfam a aussitôt déclenché une salve du leader de la gauche radicale Jean-Luc Mélenchon, très impliqué dans la bataille sociale contre la réforme des retraites: «Les riches sont responsables du malheur des pauvres», a-t-il lâché le 28 janvier, après la publication du rapport. De quoi attiser les braises sociales.
Emmanuel Macron répète depuis son élection en 2017 la nécessité de travailler plus et de s’enrichir. Or, cela passe encore plus mal aujourd’hui. «Pourquoi je travaillerais jusqu’à 64 ans alors que je gagne moins en un an que Monsieur Tavares de Stellantis en un jour? Je n’ai pas marqué 'exploité volontaire' sur mon front», s’est énervé devant moi Pierre, le manifestant de la Place de la Bastille.
Idem du côté de la Nupes, l’alliance de gauche dominée par Jean-Luc Mélenchon, dont le sociologue Olivier Galland citait fin janvier un tract dans une note de l’agence Telos: «Nous revendiquons que nous ne voulons plus en France de milliardaires. Nous voulons une France sans milliardaires. Ceux qui ont plus d’un milliard, ce ne sont pas des talents, ce sont des vampires.» Et le chercheur d’expliquer: «En France, deux effets expliquent cette détestation des riches. D’abord, la culture jacobine issue de la Révolution de 1789. Puis, le marxisme qui a eu une grande influence sur la vie des idées, la vie intellectuelle et la vie sociale. Il a recyclé la détestation des riches […] via la condamnation des capitalistes, accusés de gagner de l’argent sans travailler, et donc de voler le travail.»
La France est en fait comme Emmanuel Macron: piégée par son propre «en même temps». D’un côté, le pays des colères sociales. De l’autre, celui des profits XXL des grands groupes dont les retombées économiques pourtant évidentes sont niées et contestées par une bonne partie de la population.