Cet homme est le cauchemar intellectuel de Marine le Pen et de Jean-Luc Mélenchon. Jean-François Kahn, 84 ans, reste une des plumes les plus acérées de la presse française. Et cet écrivain n’est pas, contrairement à d’autres, à l’aise que dans les salons de la République.
Créateur de deux hebdomadaires, «l’Événement du jeudi» et «Marianne» (ce dernier existe toujours, mais il dit ne plus se reconnaître dans ses colonnes), le journaliste aujourd’hui octogénaire a toujours aimé parler au peuple, et s’adresser à un lectorat français éloigné de la capitale et de ses coulisses politiques. Échanger avec lui, comme je l’ai fait le 6 juin sur le plateau de La chaîne parlementaire, c’est recevoir à la fois une leçon de culture et de politique. Son adversaire est désigné: il s’agit de l’extrémisme rampant et de la radicalisation de la société française. Et il entend se battre contre cela de toutes ses forces. Tel est l'objet de son dernier livre «Comment on en est arrivé là» (Ed. Observatoire).
Le goût des formules qui frappent
On peut être en désaccord avec Jean-François Kahn lorsqu’il écrit, avec le goût des formules qui frappent, que tout a commencé le 6 mai 2012, avec la (fausse) victoire du candidat socialiste François Hollande face à Nicolas Sarkozy. Fausse, parce que le président sortant a tout de même obtenu 48,36% des voix, après avoir fait exploser les compteurs de ses dépenses électorales, délit dont il a depuis été reconnu coupable par la justice.
Je le pensais: sans une vidange radicale par la gauche de tout ce qu’ont généré ses lâchages et ses abandons, ses mensonges et ses aveuglements, le cauchemar était dans les tuyaux» écrit l’auteur. Pour lui, le crime était signé. Sarkozy, en radicalisant la droite, avait ouvert la voie à Marine Le Pen. «Quasi-victoire d’une idéologie derrière la défaite cinglante d’un homme». Jean-François Kahn a vu juste. La droite française, héritière du gaullisme, ne s’est pas remise de cette dérive des années Sarko…
On peut aussi estimer que Jean-François Kahn met la barre trop haut. Qu’il rêve d’une France différente, qu’il idéalise le pays. «Le pire écrit-il, ce n’est pas que les gauches et les droites républicaines aient disparu, c’est que les bouts qui en restent fassent regretter qu’après séisme, ces anciens monuments n’aient laissé derrière eux que les ruines invisitables de leurs anciennes caricatures.» Voici la France telle que l’auteur la voit: un pays où une partie de sa classe politique s’est effacée devant ses lâchetés.
La droite a perdu la tête face à l’immigration, qu’elle n’a jamais su ou voulu juguler lorsqu’elle était au pouvoir. La gauche s’est abîmée dans ses rêveries révolutionnaires. Marine Le Pen d’un côté, et Jean-Luc Mélenchon de l’autre, n’ont eu qu’à se pencher pour ramasser les morceaux de ce puzzle disloqué. Le peuple, oublié, s’est vengé dans les urnes.
Le livre de Jean-François Kahn n’est pas écrit comme un pamphlet, même s’il en a parfois l’apparence. Il est décousu, émaillé de formules, de pensées, de règlements de comptes. L’écrivain n’entend pas faire œuvre d’enquête. Il observe et il décoche ses flèches. «Sécurité ou liberté? Comme si la liberté des plus fragiles, des moins privilégiés, ne passait pas d’abord par l’assurance de leur sécurité.
Comme si la sécurité ne constituait pas la seule garantie de liberté des plus pauvres.» Ce que n’aime pas l’auteur, c’est «l’hédonisme du libertaire bourgeois». Dans le langage d’aujourd’hui, Kahn est l’anti «bobos». Il déteste les élites qui se regardent le nombril et oublie leur rôle social autant qu’il honnit les leaders populistes qui exploitent les failles de cette société disloquée. Avec cette vérité bien sentie: Le pire coté de Macron: quel que soit le bord dont on se réclame, il a contre lui tous les gens qu’on aime. Le meilleur côté: d’où qu’on vienne, il s’est mis à dos tous les gens que l’on déteste.»
Une adresse à Macron
L’écrivain-journaliste a en fait écrit ce livre comme s’il adressait à ce Président français qui le déroute tant. Il fait partie de ceux que le Macronisme a d’abord ringardisés, puis fait revenir sur le devant de la scène au fur et à mesure que les fractures du pays sont réapparues. Jean-François Khan est un dinosaure utile qui ne comprend pas ce Chef de l’État sans colonne vertébrale politique. Il reconnaît son habileté, ses intuitions, son engagement européen. Mais il redoute que ses deux mandats aient ouvert toutes grandes les portes du pouvoir aux extrémismes.
Les comparaisons qui font le plus mal, dans «Comment on en est arrivé là», sont celles de notre époque avec l’entre-deux-guerres. Pour Jean-François Kahn, Marine Le Pen comme Jean Luc Mélenchon sont les héritiers directs de la radicalisation du paysage politique qui eut alors lieu sous l’impulsion du fascisme et du communisme.
Il redoute l’arrivée de Le Pen à l’Élysée. Il suit de près ce qui se passe en Italie, depuis l’arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni. Il compte les coups. Il note les faiblesses. Il mesure le désarroi des lecteurs qui le suivent. Il dénonce l’aveuglement des médias, qui ont, eux aussi, intérêt à la radicalisation de l’opinion pour fidéliser leurs clientèles respectives. Vous voulez comprendre la France? Lisez «Comment on en est arrivé là?». Mais n’oubliez pas tout de même, comme Jean-François Kahn, de rester optimiste parce qu’identifier le pire, et le nommer, peut aussi permettre de l’éviter.
A lire: «Comment on en est arrivé là» (Ed de l’Observatoire)