Il ne faut jamais faire confiance aux dictateurs. Et encore moins aux ingénieurs pressés de capter leur attention, pour leur soutirer des milliards afin d’accoucher de leurs rêves les plus fous. «Projet Wotan» (Ed. Seuil) raconte l’histoire de celui que la presse allemande surnomma, dans les années 80-90 «L'empereur des fusées»: Lutz Kayser, décédé en 2017 après avoir passé des décennies à convaincre des tyrans tels que Mobutu ou Kadhafi à financer ses projets de conquête de l’espace, pour concurrencer la NASA américaine ou l’Agence spatiale européenne.
Des fusées au cœur de la jungle
Imaginez la scène: des lanceurs de fusée construits au milieu de la jungle tropicale congolaise, puis au milieu du désert Libyen. Des avions-cargos chargés de tous les composants requis pour fabriquer ces engins prêts à partir à l’assaut du ciel. Le tout, sous la surveillance constante des services de renseignements occidentaux, résolus à faire avorter ces projets spatiaux à répercussion stratégique maximale.
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Joëlle Stolz est journaliste. Elle a longtemps été correspondante du quotidien français «Le Monde» à Vienne (Autriche). Elle connaissait Lutz Kayser et son épouse, qui choisirent d’achever leur vie sur un rocher perdu des îles Marshall, en plein océan Pacifique. Son récit se lit comme un roman et le voir, demain, être porté sur écran ne serait guère surprenant. «Projet Wotan» dit tout des ambitions folles de quelques-uns, des coups bas des États, de la capacité d’un homme à séduire des dirigeants ivres de puissance.
Lutz Kayser se voyait comme l’héritier de Werner von Braun, l’ingénieur allemand qui supervisa la construction des fusées Nazies, avant d’être récupéré par les Américains et de devenir l’un des pères fondateurs de la NASA. Mais pas question pour lui de vendre son savoir aux États-Unis. Ses fusées seront celles du tiers-monde. Elles serviront à contrebalancer le pouvoir absolu sur l’espace des pays les plus riches.
Mobutu, Kadhafi et leurs banquiers suisses
Kayser n’était toutefois pas qu’un ingénieur. Capitaliste invétéré, familier d’une vie passée de palace en palace (y compris à Zurich, sur les bords de la Limatt), l’intéressé rêvait de faire pleuvoir des milliards de dollars en vendant son savoir-faire spatial au plus offrant. On le trouve au Zaïre (l’actuel RD Congo), dans les années 70, affairé à convaincre le dictateur Mobutu Sese Seko de se muer en conquérant de l’espace. On le retrouve en Libye, où son épouse Susi finit par partager la couche du séduisant colonel Kadhafi.
Kayser n’a pas son pareil pour bluffer ses interlocuteurs. Il laisse à chaque fois derrière lui une traînée d’espions. A Washington, à Berlin, à Paris, mais aussi à Berne, son nom devient synonyme de danger pour la sécurité mondiale. Imaginez l’une de ses fusées équipée d’une charge nucléaire! Il y a chez lui un mélange de «Spectre», l’adversaire de James Bond, et du «Joker», l’ennemi de Batman. Lutz Kayser est, pour ceux qui le redoutent, un diable incarné. L’homme qui peut transformer un riche dictateur en déstabilisateur et chef de la planète.
Son histoire se lit comme le récit d’une époque où la technologie ne permettait pas encore de vous tracer sans répit, d’un bout à l’autre du globe. Les satellites ne scrutaient pas le moindre recoin de la planète. L’internet ne vous transformait pas en balise ambulante. Les téléphones portables ne vous signalaient pas, allumés ou éteints, sur tous les écrans des policiers lancés à vos trousses. Vous pouviez disparaître, puis réapparaître dans la jungle en treillis, accompagné d’une armée de techniciens grassement rémunérés. Vous pouviez être un ancien nazi sans en subir les conséquences, voyager d’un continent à l’autre sans attirer l’attention des douanes, puis débarquer en Suisse avec des valises de billets sans que personne ne trouve cela bizarre. Ce monde était aussi celui de dictateurs à la solde des puissances. L’ex-URSS veillait sur ses protégés. Idem pour l’oncle Sam. Mobutu et Kadhafi croyaient être des maîtres. Or, ils furent souvent des pions.
Rendez-vous à Davos
Ce livre devrait être posé sur toutes les tables de nuit des hôtels de Davos, lors du prochain Forum économique mondial, en février 2024. Lecture idéale pour le gotha de la technologie et de la finance! «Projet Wotan» raconte l’histoire d’un canular scientifico-technologique, où le danger suprême de la maîtrise de l’espace côtoie une organisation sur terre digne des Pieds Nickelés. Les banquiers helvètes de Lutz Kayser furent les assistants zélés de ses supercheries.
Susi Kayser, héritière de cette extraordinaire histoire, vit toujours dans le lointain archipel des Marshall. Rien de tel que les tropiques et l’immensité de l’océan pour servir de cimetière aux rêves les plus fous.
A lire: «Projet Wotan» de Joëlle Stolz (Ed. du Seuil)