Pascal Ory décrypte de longue date, comme historien, les racines de ce «cher et vieux pays» qu’est la France. Or pour ce membre de l’Académie française, les Jeux olympiques qui viennent de s’achever ont surtout profité d’une «convergence des patriotismes».
Ces Jeux olympiques ont permis aux Français de se rassembler. Un nouveau patriotisme, ou simplement une conjonction positive?
Les nations ne font communauté qu’à l’occasion d’événements exceptionnels, positifs comme celui-ci, négatifs comme une agression étrangère ou problématique comme une révolution ou une guerre civile, qui débouche toujours sur un changement de «régime». Ici, on peut en effet parler de patriotisme. Je rappelle à cette occasion qu’on ne doit pas confondre le patriotisme – dont aucune communauté ne peut faire l’économie – avec le nationalisme, qui n’est jamais qu’une option idéologique faisant du rapport à la nation un critère de clivage et de mobilisation à usage interne. Dans le cas des JO de Paris, deux patriotismes ont convergé: celui de la nation accueillante et celui de la nation concurrente, qui voulait glaner le plus possible de médailles.
Vous nous avez raconté dans Blick quelques grands moments de l’Olympisme français. Ces Jeux, Pierre de Coubertin en aurait été fier?
Oui, certainement. Débarquant de son XIXe siècle, et surtout de son Antiquité grecque rêvée, il aurait été surpris, voire scandalisé, par certaines nouveautés, comme la place accordée aux femmes. Ce que la critique «anticapitaliste» des JO ne discerne pas, c’est ce qui reste de la philosophie coubertinienne. A savoir une série de postulats mondialistes, dans un univers où ces postulats sont en pleine déroute. Le sport est une symbolisation du duel et de la guerre; supprimez-le, pour des arguments socialistes ou écologiques: il ne restera que le duel et la guerre. L’olympisme y ajoute le mondialisme et on l’a bien vu lors de la cérémonie de clôture des Jeux à Paris. Il faut le noter car c’est un choix à rebours de la tendance géopolitique présente, centrée sur les nations. L’olympisme permet le défoulement du national dans un lieu idéal, alors que l’ONU prétend contraindre le national dans un lieu concret.
Grand spectacle provocateur avec la cérémonie d’ouverture, le choix de Paris comme stade, quelle est votre évaluation? Ces choix étaient, du point de vue de la France, judicieux?
Minoritaire à l’échelle de la planète mais violemment exprimé, le scandale provoqué par cette cérémonie, a servi de révélateur. Le soir de l’ouverture, la France a été dans son rôle «Siècle des Lumières», qui se décline sur deux plans: l’importance accordée à la culture dans l’autoreprésentation du pays (Thomas Jolly est dans la lignée du Philippe Decouflé des JO d’Albertville et du Jean-Paul Goude du Bicentenaire de la Révolution française), et le choix du libéralisme philosophique, alors que ce vieux pays catholique reste gêné aux entournures quand il s’agit de passer, dans la foulée, au libéralisme économique. Mais là aussi, il faut être clair: il n’est écrit nulle part que les valeurs humanistes et hédonistes (Philippe Katerine n’était pas par hasard déguisé en Dionysos) triomphent au final, surtout si le final est indexé sur un grand effondrement écologique, débouchant sur l’instauration de solutions totalitaires. A mon avis, la cérémonie d’ouverture à Los Angeles sera beaucoup plus puritaine et «woke»…
Quel message français au monde se dégage de ces Jeux?
On est toujours sur les deux plans: un message artistique, un message arc-en-ciel. C’est très français, dans la mesure où c’est très volontariste. Tout est dit avec la cérémonie d’ouverture: l’esprit en est libertaire, mais la commande initiale est princière. Contrairement à ce prétend une certaine légende, l’une des grandes armes du Prince à la française a toujours été la modernité. Toute la politique symbolique française, ses emblèmes, ses monuments, ses rituels, vérifie cette synthèse, dont, au reste, on peut penser qu’elle recueille l’assentiment du «Peuple». Les deux derniers «héros» français transférés au Panthéon, Joséphine Baker et Missak Manouchian, plébiscités par le public, résument bien cette formule magique: culture populaire et culture révolutionnaire, deux «étrangers qui ont fait la France», etc. Mais qui a été le grand ordonnateur de ces cérémonies? Le chef de l’État. Sous la IIIe et la IVe République, la décision appartenait au Parlement. Depuis 1958 le président décide «souverainement» de la célébration suprême.
Les JO de Paris 1924 et ceux de 2024: on peut comparer?
La France était en 1924 une république parlementaire, sur le modèle standard de l’Occident de l’époque. Cent ans plus tard, «ce cher et vieux pays» fait un peu tache avec un régime qui est, de loin, le plus monarchique d’Europe occidentale, environné de régimes parlementaires standard. A commencer par la Suisse dont les institutions ont poussé jusqu’à leurs plus extrêmes limites les prémisses démocratiques, y compris ce dispositif incompréhensible pour la plupart des Français: la quasi-absence d’un «chef de l’État». Pour revenir à la France, la dissolution de l’Assemblée nationale, le 9 juin, aura été la preuve ultime du caractère monarchique de la Ve République. Sauf que cette fois, la machine institutionnelle s’est grippée. L’ironie de l’histoire est que ce pays essentiellement autoritaire vient de se payer le luxe d’une grande fête populaire avec les JO (car c’en est une, n’en déplaise aux aristocrates de la gauche radicale anti-Jeux). Laquelle s’est déployée en l’absence de tout réel pouvoir gouvernemental et, en prime, de tout réel pouvoir parlementaire. Une sorte de parenthèse enchantée, un rêve libertaire dont les Français se réveilleront bientôt: ils sont meilleurs dans le rôle de sujet (mot à double sens) que dans celui de citoyen (mot sans équivoque).
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