L’histoire des Jeux olympiques est, on le sait, porteuse de nombreux événements historiques dont la portée dépasse largement les performances sportives des athlètes. Pour Blick, l’historien et académicien français Pascal Ory nous raconte en exclusivité cinq légendes tricolores. Légende sur les stades. Légendes dans la vie. Légendes pour le pays. Légendes olympiques.
Épisode 3: Alice Milliat, fondatrice des JO féminins
Au commencement est la misogynie de Pierre de Coubertin (1863-1937), le fondateur des Jeux olympiques modernes. Assurément, ce dernier n’est pas le seul dans le milieu sportif de son époque: après tout la Troisième République française (1870-1940), gouvernée à plusieurs reprises par la gauche, va refuser jusqu’à son dernier jour de donner le droit de vote aux femmes. A preuve: ce point ne figure même pas au programme du Front populaire en 1936!
Bonne dose de virilisme
L’aristocrate Pierre de Coubertin, toutefois, se signale par une véhémence particulière où il entre une bonne dose de virilisme mais, plus encore, une fascination pour le modèle antique. Cette Grèce idéale, cet «hellénisme» au moyen duquel il rêve de régénérer le monde moderne, a, de fait, maintenu la femme au sein du gynécée et hors des stades.
Pas question donc d’une «olympiade femelle» qui, selon lui, serait «impratique», «inintéressante», «inesthétique» et – le pire – «incorrecte». L’histoire des JO sera désormais celle d’une longue et lente progression de la participation féminine, avant comme après la mort de Coubertin. C’est tout le sens de la destinée d’Alice Milliat, figure longtemps occultée par la mémoire sportive après la Seconde guerre mondiale et que le XXIe siècle célèbre maintenant à l’envi, avec remord.
Milieu petit-bourgeois
Née à Nantes en 1884 Alice grandit dans un milieu petit-bourgeois (ses parents tenaient épicerie) dont elle s’émancipe promptement par un mariage londonien à l’âge de vingt ans et un veuvage précoce, quatre ans plus tard. Ce contact avec le monde britannique éclaire son tropisme vers le sport et dans ses formes les plus british, qu’il s’agisse du hockey sur gazon ou de l’aviron, dans lequel elle s’illustre très tôt.
Mais ses qualités les plus remarquables se situent très vite sur le plan de l’organisation, qui la conduise à prendre rapidement la présidence du club Femina-Sport de Paris, prélude à la présidence, au sortir de la guerre, d’une première Fédération des sociétés féminines sportives de France (la FSFSF). Un premier championnat féminin d’athlétisme est organisé dès 1917, en pleine Première Guerre mondiale. L’agrément est obtenu dès 1919. Tout se présente donc au mieux. Sauf que…
Les ruses du pouvoir
Sauf que le «besoin de domination du mâle», dixit Alice, entrave ses initiatives. Premiers adversaires? Les misogynes traditionnels, bien représentés par le journal monarchiste L’Action française qui, le 11 juin 1930, fustige à son propos «les exhibitions à grand spectacle qui portent à une température extrême et dangereuse la nervosité des sportives, qui encourage chez elles la tendance au cabotinage». Deuxième obstacle? Le débat autour des disciplines sportives qui pourraient – voire devraient — être déconseillées — sinon interdites – aux femmes: cyclisme ou football? Saut ou natation?…, Alice elle-même concède qu’on pourrait en effet éloigner les femmes des «sports de brutalité».
Reste que la tendance générale de l’Entre-deux-guerres est plutôt à l’encouragement au sport féminin, au prix d’une grande ambiguïté. Au sortir de la Grande Guerre un certain nombre de voix masculines s’élèvent pour dire qu’«intelligemment pratiqué le sport aidera puissamment l’émancipation féminine». La montée des autoritarismes, de droite comme de gauche, surfe sur cette ouverture aux femmes. Alice Milliat saluera au passage, en 1934, les efforts des deux régimes fascistes italien et allemand.
Fédération féminine
Le plus grand danger auquel ce qu’on appelle communément la «Fédération Milliat» va être confronté se situe cependant ailleurs, au plus près des organisations sportives elles-mêmes: à l’échelle nationale au sein des fédérations sportives féminines. Lesquelles restent longtemps dirigées par des hommes! Dès 1921 Alice Milliat a pourtant réussi à organiser à Monte-Carlo un premier «meeting international d’éducation physique» réservé aux femmes. Puis elle a créé une Fédération sportive féminine internationale (FSFI) à l’égard de laquelle le Comité international olympique va devoir définir une doctrine, sous l’œil réprobateur de Coubertin.
La proposition d’Alice Milliat d’ouvrir les Jeux de 1920 à des compétitions féminines – au lendemain d’une guerre où la virilité guerrière a été exaltée à un degré et à une échelle sans précédent – se heurte à un refus du CIO. Ce qui la conduit, deux ans plus tard, à créer symétriquement des «Jeux olympiques féminins», tenus à Paris, au stade Pershing, l’enceinte sportive par excellence de cet après-guerre-là.
Le CIO louvoie
Le succès en est tel qu’il ouvre une série de jeux analogues qui se tiendront successivement à Göteborg en 1926, à Prague en 1930 et à Londres en 34. On ne parle toujours pas, alors, de jeux olympiques, mais de «Jeux mondiaux féminins». Le dos au mur, le CIO louvoie. Après son refus intégral de 1920, il commence à ouvrir aux femmes le programme des épreuves pour quelques disciplines bien spécifiques — telles l’escrime et la natation à Paris en 1924, auxquelles s’ajoutera l’athlétisme à Amsterdam en 1928.
Amsterdam offre le basculement dont rêve Alice. Une femme l’y emporte sur des hommes dans l’épreuve des 800 mètres. Notre héroïne se retrouve même juge d’épreuves d’athlétisme – masculines… Alice Milliat meurt en 1957 totalement oubliée, alors que le combat continue. Au lendemain de la Seconde guerre mondiale le grand magazine sportif communiste n’a-t-il pas asséné: «l’athlétisme féminin est une hérésie» ?
Une statue, comme Coubertin
Que les âmes sensibles se rassurent, cependant: on ne compte plus aujourd’hui les gymnases ou les piscines qui portent le nom d’Alice. Depuis le 8 mars 2021 la statue de Pierre de Coubertin érigée à Paris dans le hall du Comité national olympique et sportif (CNOSF) a été rejointe par une statue de la fondatrice des jeux olympiques féminins. Et ce vendredi 26 juillet, son effigie est sortie de la Seine aux côtés d’autres grandes féministes françaises comme Louise Michel ou Simone Veil.