L’histoire des Jeux olympiques est, on le sait, porteuse de nombreux événements historiques dont la portée dépasse largement les performances sportives des athlètes. Pour Blick, l’historien et académicien français Pascal Ory nous raconte en exclusivité la grande aventure des Jeux modernes en cinq épisodes.
Épisode 2: Indépendance et fierté: comment Lausanne a séduit Coubertin
Lorsque Paris, en 1900, accueille les deuxièmes Jeux olympiques (les premiers de l’ère moderne ont eu lieu à Athènes, quatre ans plus tôt), la manifestation sportive est quasi invisible. La raison? L’exposition universelle de 1900, à la fois incontournable et écrasante. C’est elle qui a laissé dans Paris des sites comme le Grand et le Petit Palais, la Gare d’Orsay ou la Gare de Lyon.
Au sens strict du mot, les premiers Jeux de Paris n’ont d’ailleurs pas eu «lieu». Ils sont dispersés géographiquement entre le Bois de Boulogne et le Bois de Vincennes, plus deux sites secondaires. Ils sont surtout noyés, chronologiquement, dans le programme de l’Exposition étirée, quant à elle sur sept mois, de la mi-avril à la mi-novembre, alors que les premiers jeux olympiques, ceux d’Athènes en 1896, n’avaient duré que dix jours.
Les jeux de 1900, presque invisibles
Soyons lucides: à l’exception de Coubertin et de ses amis du Comité international olympique (CIO) – fondé à Paris, en 1894 – on peut se demander qui a bien pu se rendre compte de leur existence. La «culture physique» est bel et bien présente en 1900, mais sous la forme de «concours internationaux d’exercices physiques et de sports» rattachés au programme de l’Expo. Une section entière de ces concours est constituée par les «concours militaires» et parmi les nombreuses compétitions de tir, en figure une qui n’avait aucune chance de trouver sa place dans le projet mondialiste et pacifiste de Coubertin: le tir au canon.
Coubertin en décalage
Ancien monarchiste rallié à la République, familier de la culture libérale anglaise, Coubertin ne se sent pas à l’aise face aux pouvoirs publics de son pays, comme en a témoigné sa rencontre initiale avec le commissaire général de l’Expo 1900, Alfred Picard, polytechnicien et conseiller d’État, qui a tourné au malentendu: Picard parlait de divertissement et de chiffres d’entrées (le tourniquet compteur a été inventé pour une exposition universelle), Coubertin d’éthique et d’esthétique.
Dans l’immédiat, c'est cependant du cœur même du système olympique que va venir, dans la décennie 1910, la plus grande surprise: un changement radical, un changement imprévisible, mais, surtout, un changement qui va toucher à la structure même du système.
La France, dans le camp des vainqueurs
Au moment de la Première Guerre mondiale rien n’était en effet plus prévisible que le choix patriotique de Coubertin et des olympiens, adossé à la présence de la France dans le camp des vainqueurs. Après les Jeux de 1920, tenus à Anvers en hommage à la Belgique martyre, c’est donc en France que, très logiquement, vont se tenir non seulement les Jeux d’été suivants – à Paris, en 1924- mais aussi, la même année, les premiers Jeux d’hiver, à Chamonix. Sauf que De Coubertin a, entre-temps, jeté son dévolu sur un autre pays: la Suisse.
C’est en 1903 que l’aristocrate situe dans ses Mémoires olympiques une révélation: «Je compris aussitôt qu’il y avait au centre de l’Europe un petit état dont les destins, bien loin d’être révolus, recélaient un avenir considérable et qui jouait en silence le rôle de jardin d’essai des nations civilisées. Dès lors, la Suisse m’intéressa infiniment.»
Jusqu’aux rives du Léman
La rencontre avec les élites suisses fera le reste. Un nom résume cette convergence d’intérêts, celui du baron Godefroy de Blonay. Châtelain de Grandson, fils de banquier, marié à une héritière Salis-Soglio, maison noble prédominante dans les Grisons, De Blonay est depuis 1899 le représentant de la Suisse au CIO: il en présidera le comité suisse à partir de 1912. L’année suivante, les deux hommes œuvrent pour que le CIO tienne sa réunion annuelle à Lausanne. Rien ne permet encore de pronostiquer que le siège permanent du Comité international, qui est évidemment établi à Paris, va, au cœur même de la guerre mondiale (10 avril 1915), migrer jusqu’aux rives du Léman.
Le 10 avril, lors de la signature solennelle de l’accord entre le CIO et la municipalité de Lausanne transférant le siège du Comité de Paris à Lausanne, Coubertin, sera des plus explicites: «L’olympisme trouvera dans l’atmosphère indépendante et fière que l’on respire ici le gage de la liberté dont il a lui-même besoin pour progresser.»
Ces mots, à cette date, sont – pesons les mots — extraordinaires. Du point de vue de la patrie française et ses alliés anglais la menace allemande est à son maximum, du point de vue mondial les sociétés occidentales s’installent, pour une durée indéterminée qui se révélera extrêmement longue, dans une mondialisation totalement inverse de celle de l’olympisme – celle de la guerre – et voilà Coubertin qui persiste et signe, qui installe en Suisse non seulement le siège de son organisation mais sa résidence personnelle.
Son cœur à Olympie
L’investissement suisse de Coubertin s’illustre dans ses échecs mêmes. A Lausanne, en pleine guerre, l’intéressé lance une campagne pour la réforme de l’enseignement. Il tente d’installer un enseignement universitaire ouvrier et ouvrir, sur modèle grec, un «gymnase», conçu comme un lieu de dialogue et de synthèse entre culture intellectuelle et culture physique («entraide intellectuelle et concurrence musculaire»). Le tout en pure perte mais on voit que l’atmosphère suisse est chez notre homme propice à l’envol utopique. Pas étonnant qu’il ait choisi d’être inhumé au tout nouveau Cimetière du Bois-de-Vaux.
Poussant le symbolisme jusqu’au bout, le théoricien du dialogue entre «l’Hellénisme et le Progrès» (majuscules comprises) demandera toutefois que son cœur soit enterré à Olympie.