L’histoire des Jeux olympiques est, on le sait, porteuse de nombreux événements historiques dont la portée dépasse largement les performances sportives des athlètes. Pour Blick, l’historien et académicien français Pascal Ory nous raconte en exclusivité cinq légendes tricolores. Légende dans les stades. Légendes dans la vie. Légendes pour le pays. Légendes olympiques.
Aujourd’hui: Pierre de Coubertin, la Suisse et le génie d’Emile Gilliéron
Au commencement étaient les Jeux olympiques. Entendons par là ceux de l’Antiquité grecque. Une bizarrerie païenne que l’empereur chrétien Théodose interdit en 394 de l’ère nouvelle, en les assimilant à un rituel de la religion vaincue, en train de devenir religion interdite. Le mot «païen» dit clairement de quoi il s’agit: les pagani sont des paysans, des archaïques – bref, des ploucs – confrontés à ces modernes qui savent ce qu’est le sens de l’Histoire: celui du Christ. Exit les dieux, exit les Jeux.
Or voilà qu’un millénaire et demi plus tard, exactement en 1894, dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne, un aristocrate français ressuscite la formule des Jeux antiques, l’enracine tous les quatre ans et lui faire faire le tour du monde. Son secret? Avoir, sur le modèle anglais inventé le «sport». Là où les Grecs rendaient hommage à Zeus en courant, sautant, lançant ou luttant, Coubertin rêve d’un festival athlétique.
La particularité des Jeux grecs était que pendant leur tenue les cités helléniques arrêtaient de se faire la guerre. Cette règle n’était pas toujours respectée mais les cités avaient à cœur de la faire respecter: c’est là l’essentiel. Cette contrainte (car pour l’humanité ne pas faire la guerre est, assurément, une contrainte) signifiait que vous faisiez partie du monde grec et non de l’univers incompréhensible des «Barbares».
Pacifiste et mondialiste
Coubertin recycle tout cela sur fond de discours pacifiste et mondialiste. Aristocrate français de culture anglo-saxonne, il fait partie de ces héritiers de l’Ancien régime nés et grandis dans les Temps modernes, à l’instar d’un comte de Saint-Simon (celui des saint-simoniens), d’un Alexis de Tocqueville ou d’un Antoine de Saint-Exupéry. Et comme les Jeux doivent exister dans l’imaginaire collectif, Coubertin a besoin d’un peintre: ce sera le Vaudois Émile Gilliéron, dont les tableaux, dessins et médailles inspirés de l'Antiquité grecque sont en ce moment exposés au Musée du Louvre dans le cadre de l’exposition: «L’Olympisme: invention moderne, héritage antique».
Une éthique virile
Patriote français, rallié à la république, Coubertin aura à cœur de redonner à son pays, très isolé diplomatiquement mais jouissant encore d’une forte visibilité culturelle, un rôle capital parce que symbolique. Ce Français de culture religieuse catholique est fasciné par le Royaume-Uni. Il admire les libéraux anglais. Sa philosophie, qu’il définit comme une «philosophie pratique de la vie» dont le «germe» serait «l’activité sportive», est toute anglo-saxonne. Son éthique est individuelle, son esthétique, virile, sa politique, cosmopolite.
Coubertin a un modèle: le pédagogue Thomas Arnold, directeur de l’école régénérée de Rugby. Arnold a fait du sport un instrument non de délassement mais d’éducation, non d’exercice militaire, donc collectif, mais de moralisation individuelle. L’idée est de forger, sur la base de l’exercice physique, une nouvelle humanité et, pour commencer, une nouvelle élite, libérée des déterminismes sociaux anciens, le tout sous l’égide du dépassement de soi. Cette ambiance anglo-saxonne explique qu’après les premiers Jeux modernes à Athènes en 1896 puis à Paris en 1900, la compétition migre vers les Etats-Unis (en 1904, à Saint-Louis) puis en Angleterre (en 1908, à Londres).
Olympisme révolutionnaire
L’olympisme est alors plus révolutionnaire qu’on ne l’imagine aujourd’hui. Le projet de Coubertin n’est soutenu par aucun État, même l’État français. Son entourage prêche l’amitié internationale au moment même où les nations du monde entier communient dans le souverainisme le plus aigu, qui conduira à la Grande Guerre.
Résultat: une fois le Comité international installé (en juin 1894, au moment même du discours de la Sorbonne) l’aristocrate français passe son temps – jusqu’à sa démission, en 1916 – à tenter d’arbitrer entre logiques nationales. Aux quatrièmes Jeux olympiques, en 1908 à Londres, les Français et les Américains protestent contre l’arbitrage britannique, visiblement faussé. Coubertin refuse de prendre parti, reprenant à son compte la formule d’un archevêque protestant américain: «L’important est moins de gagner que d’y prendre part.» Il en profite pour, structurellement, imposer à l’avenir une formule audacieuse: le jury international.
Récapitulons: voici un noble, d’assez ancienne extraction, élevé dans un milieu catholique et légitimiste, nourri des préjugés patriarcaux et coloniaux. Un aristocrate marié à une protestante et installé en Suisse, où il rencontrera le peintre Gilliéron. Un internationaliste qui trouve, dans l’action et dans le sport, un moyen de s’opposer à la spirale des nationalismes.
Philosophie pratique
A chacun son Coubertin, homme épris d’une philosophie ambitieuse mais pratique. Notre époque devrait se retrouver en lui. Ses contradictions sont, évidemment, les nôtres. Décédé d’une crise cardiaque dans le parc La Grange à Genève le 2 septembre 1937, c’est à Lausanne, au cimetière du Bois-de-Vaux que le fondateur des Jeux modernes, lié pour toujours à la Suisse, fut ensuite enterré.
Prochain épisode: Paris contre Lausanne, première guerre olympique.