L’histoire des Jeux olympiques est, on le sait, porteuse de nombreux événements historiques dont la portée dépasse largement les performances sportives des athlètes. Pour Blick, l’historien et académicien français Pascal Ory nous raconte en exclusivité la grande aventure des Jeux modernes en cinq épisodes.
Épisode 5: Alain Mimoun, le marathonien qui incarnait toutes les France
Les sports d’hiver ont trouvé dans l’univers olympique les configurations et les circonstances qui leur permirent de s’organiser, sur des bases et avec une délimitation nouvelle, celles que nous leur connaissons aujourd’hui. C’est en France, à Briançon-Mongenèvre, que se tient en 1907 la première «Semaine internationale des sports d’hiver», qui va servir de maquette à ce qui, à partir de 1924, s’appellera, avec la bénédiction du CIO, «Jeux olympiques d’hiver», organisés, jusqu’en 1992, la même année que ceux d’été mais pas nécessairement – géographie oblige – dans le même pays.
Des sports d’hiver nordiques et militaires
Au début du siècle les sports en question sont essentiellement nordiques et les compétiteurs majoritairement militaires. Quand en 1968 les Jeux vont se tenir pour la première fois depuis 1924 en France – à «Grenoble», c’est-à-dire dans plusieurs localités de la région, dont Chamrousse pour les trois compétitions de ski alpin – ils ont déjà la forme et la figure qu’on leur connaît aujourd’hui: des disciplines principalement alpines, dominées par la descente et le slalom, où vont s’illustrer des professionnels, dont la compétence ne sera pas seulement sportive mais aussi médiatique.
On vient de résumer la petite révolution de Jean-Claude Killy, tout entière contenue dans cette année 1968 dont il aura été, pour les Français mais aussi pour beaucoup d’étrangers, au même titre que Daniel Cohn-Bendit, l’un des héros.
Alias «Toutoune»
Killy, alias «Toutoune», est né à Saint-Cloud en 1943. Son nom renverrait à de lointains ancêtres irlandais passés au service de la France, son rapport à la montagne s’est, quant à lui, construit précocement et sur une rupture, celle qu’initie son père – sportif professionnel à sa manière en tant qu’ancien pilote de chasse mais aussi, tout simplement, en tant qu’ancien champion junior de ski – quand ce Suisse naturalisé français dans les années 30 entraîne sa famille dans les Alpes et précisément à Val-d’Isère, station en plein essor dans cet après-guerre, dont la croissance est totalement homologique des «Trente Glorieuses».
Killy ne le sait pas encore mais il entre dans la carrière au moment précis où les sports d’hiver s’installent au cœur d’un nouveau complexe médiatique dont il va être l’une des fortes attractions. La télévision est devenue le grand média des pays occidentaux: les Jeux olympiques d’hiver de 1968 seront les premiers à être diffusés en mondovision et en couleur et le montant des droits versés à leur comité d’organisation sera le double de celui des Jeux d’Innsbruck.
Une énergie exceptionnelle
Les résultats de cette énergie exceptionnelle mise au service d’un mental de vainqueur ne se font pas attendre: en 1964, à seulement 21 ans, il cumule trois titres de champion de France à Méribel-les-Allues. Mais l’autre force de Killy est ailleurs: la conscience de sa valeur le conduit à préparer – et à réussir – des compétitions à l’échelle mondiale. Double champion du monde de descente et de combiné en 1966, il franchit le pas suprême en s’impliquant l’année suivante – donc un an avant les JO – dans le championnat américain, où il s’illustre en gagnant le combiné, la descente, le slalom spécial et le slalom géant. 1967 est l’année de la première coupe du monde de ski: Killy y gagne 12 des 17 épreuves.
Aux JO de Grenoble, en février 1968, tout se passe, suivant la bonne règle, en trois actes, ayant chacun son style. Au centre le slalom géant se passe simplement – si l’on peut qualifier ainsi une victoire indiscutable – mais il a été précédé d’un épisode saisissant dans la descente, où l’atmosphère cotonneuse, propice à tous les pièges, permet à Killy d’opérer un bond d’anthologie de quarante mètres, qui pulvérise les temps des adversaires. Le slalom du troisième jour, le 17 février 1968, restera dans les annales. Le brouillard de la veille a empêché la reconnaissance du trajet; il va aussi rendre problématique la seconde manche, après une première plus claire, qui s’est bien passée pour le Français. La proclamation officielle du résultat interviendra au bout de six heures de vérifications, contre-épreuves et délibérations. Elle est favorable à Killy: «Maintenant je peux mourir.»
Il ne mourra pas, mais le choc est à peine moindre: il annonce, sans tarder, son retrait de la compétition. Cette décision, claire et prompte, va faire de celui qui la prend l’une des plus remarquables figures du sport moderne en ce qu’il va remplacer en lui le champion par la double identité de l’homme d’affaires et du dirigeant sportif. Killy est devenu un entrepreneur de lui-même. Très actif dans la campagne-victorieuse en faveur de la tenue à Albertville des jeux de 1992, il joue un rôle décisif dans l’attribution à Val-d’Isère des championnats du monde de 2009 et finit par s’engager, au début du XXIème siècle, en faveur des JO de Sotchi – chemin faisant Killy est devenu un familier de Vladimir Poutine.
Killy et De Gaulle
La France du début de l’année 68 est à un apogée: Jean-Claude Killy et son alter ego féminin Marielle Goitschel illustrent populairement la politique gaullienne de la Grandeur. Le destin de Killy exprime «une certaine idée» de l’homme, où l’«ardeur», en effet, joue un rôle capital. Les mouvements de mai – auxquels convient en effet bien mieux le pluriel que le singulier — en exprimeront une autre, a priori diamétralement opposée: à considérer avec le recul l’évolution – du libertaire au libéral – d’une partie non négligeable des avant-gardes de la génération soixante-huitarde. On n’est plus aussi certain que les deux représentations étaient à ce point exclusives l’une de l’autre.