L’histoire des Jeux olympiques est, on le sait, porteuse de nombreux événements historiques dont la portée dépasse largement les performances sportives des athlètes. Pour Blick, l’historien et académicien français Pascal Ory nous raconte en exclusivité la grande aventure des Jeux modernes en cinq épisodes.
Épisode 4: Alain Mimoun, le marathonien qui incarnait toutes les France
Il est né un 1er janvier – celui de l’an 1921 – en Algérie française. On le connaîtra sous le nom d’Alain Mimoun mais son nom complet est Ali Mimoun Ould Kacha. Autant dire que c’est un Berbère, avec un récit familial qui, comme chez un certain nombre d’entre eux, laisse ouverte l’hypothèse d’une lointaine origine juive.
Alain va grandir à Telagh, dans le département d’Oran, près de la frontière marocaine, à proximité d’un village qui s’appelle «Bossuet», nom évidemment aboli aujourd’hui, où il a cédé la place à «Dhaya». Le nom français ne risque pas d’être oublié par l’intéressé, pour au moins deux excellentes raisons: d’abord parce que c’est là qu’habite sa grand-mère, ensuite parce que l’ancien élève des pères blancs fera, une trentaine d’années plus tard, le choix du catholicisme.
Légende dorée
Le reste appartient à la légende dorée de tous les héros populaires: la pauvreté originelle, la découverte de l’injustice, la révélation d’un talent. Le père est un travailleur saisonnier, ses enfants sont au nombre de sept, le petit Alain se distingue par son aptitude aux études, sanctionnées par le grand diplôme des classes populaires de l’époque – le certificat d’études, et avec mention «bien». Il se rêve instituteur: le racisme – c’est du moins comme cela qu’il l’a vécu – réserve les bourses aux enfants des colons.
Le plus remarquable, à ce stade, tient dans l’effet de cette injustice sur la victime: elle ne fait pas d’elle un révolté ou un militant nationaliste mais le conduit à la conclusion inverse: le salut passe par la métropole, par «la vraie France». Au fond ce fut à l’époque le choix algérien le plus fréquent, et sa traduction tenait en deux mots: condition ouvrière ou condition militaire. Alain Mimoun choisira la seconde, peut-être parce que depuis sa naissance il vit au contact des légionnaires, installés à proximité. À dix-huit ans il signe donc un engagement de quatre ans: il sera «tirailleur algérien».
L’armée, sa grande école
Janvier 1939: autour du jeune Mimoun, le monde explose. L’armée sera sa grande école. Sans y avoir pensé jusque-là il se découvre profilé pour l’athlétisme. Petite taille (1 mètre 69), petites foulées, mais cuisses puissantes et des habitudes de course prises dans les collines oranaises où il accompagnait sa mère et son âne. La révélation du talent aura lieu en 1940 à Bourg-en-Bresse. La France rêvée s’effondre sous les yeux de son enfant mais le coup d’œil du président du club d’athlétisme local, Henry Villard, sauve tout: il discerne les qualités physiques et psychologiques du jeune garçon et, en retour, réinsuffle fierté et patriotisme au soldat de la Débâcle.
La guerre, quant à elle, aurait bien failli tourner à la catastrophe car le soldat «nord-africain» se retrouve à partir de 1942 en armes contre les soldats du Reich en Tunisie puis à Monte Cassino. Il y frôle la mort et l’amputation de sa jambe gauche: au final son engagement aura duré sept ans. Comme préparation sportive on peut faire mieux, mais l’essentiel est désormais ailleurs. Une dynamique s’est mise en marche, qui ne s’arrêtera plus.
Dramaturgie spectaculaire
Dès 1948, Mimoun trouve sa place et impose, sans y prendre garde, une dramaturgie spectaculaire. Médaillé d’argent sur 10 000 mètres aux JO de cette année-là, tenus à Londres: résultat très honorable, assurément, mais, d’abord, surprise enthousiasmante pour le public français, dès lors que le médaillé d’or est le tchèque Emil Zatopek, mythe vivant de l’athlétisme. Et c’est là que la dramaturgie le met plus en valeur encore, sous la forme d’une compétition récurrente entre lui et Zatopek.
Les deux hommes, d’un style si opposé, pouvaient personnaliser la Guerre froide. La vérité est qu’ils se respectaient profondément l’un l’autre et que leur commune loyauté en fit des amis pour la vie. Mimoun ne tarira jamais d’éloges sur son vainqueur: «Un saint, cet homme! Un vrai militaire! Zatopek, il m’a fabriqué. […] Et quand on finissait la course, on s’embrassait comme des amoureux, sur la ligne d’arrivée. ». L’apothéose dramaturgique est atteinte en 1956, à Melbourne, où, là, surprise, redoublée: Mimoun, qui n’avait aucun palmarès sur cette distance mythique, décide de se lancer dans le marathon; et Zatopek fait de même…
La course du 1er décembre 1956 -on est dans l’hémisphère sud – est restée dans la mémoire collective. La veille de l’épreuve, Alain Mimoun apprend qu’il est, pour la première fois, père de famille – une petite fille, qu’il prénommera Pascale-Olympe. La course, inédite pour lui, mais qu’il a tenu à reconnaître sur trente kilomètres, se déroule de la meilleure façon qui soit pour le Français, qui mène en solitaire avant même la mi-parcours. À l’arrivée, sous des ovations qui lui font l’effet «d’une bombe atomique», il l’emporte. Alain Mimoun recevra l’hommage solennel de «Zato», arrivé sixième: «Alain, je suis heureux pour toi.»
Le sportif le plus populaire
Dans de telles conditions rien d’étonnant à ce qu’à partir du milieu du siècle le plus-que-Français Mimoun soit devenu, jour après jour, le sportif le plus populaire dans son pays, que des dizaines d’écoles, de rues et de stades aient été baptisées de son nom. Rien de surprenant, non plus, à ce que les honneurs de la nation ne lui aient pas été marchandés. Le soldat croix-de-guerre finira sa vie grand officier de la Légion d’honneur, ce qui lui conférera des obsèques dans la cour d’honneur des Invalides.
Pour le soldat de Monte Cassino le plus grand honneur aura été, le 4 octobre 1965, à l’Institut national des sports, sa rencontre avec Charles De Gaulle, son idole politique depuis la guerre. Alain Mimoun, au garde-à-vous, se lance dans une courte tirade: «Alain Mimoun, né en Algérie, mais toujours français! Vous savez, j’ai été blessé à la guerre.» Réponse du Général: «Je sais, mon petit, je suis fier de vous, merci pour la France.» Et de glisser, sur le ton de la confidence: «Monsieur Mimoun, nous avons un point commun: nous durons.»