Il faut parfois savoir décrocher de l’actualité. Oublier un temps la cascade d’images des chaînes de télévision d’information continue. Essayer de prendre du recul pour comprendre pourquoi les banlieues françaises explosent depuis la mort du jeune Nahel, tué le 27 juin d’un tir policier. Ce recul, deux livres me l’ont offert cette semaine, entre des virées nocturnes en scooter dans les villes et les quartiers secoués par les émeutes.
Individualisme et égoïsme forcenés
Ce ne sont pas des ouvrages consacrés à la police et aux violences urbaines. J’aurais, à vrai dire, pu faire aussi ce choix. Ces deux essais parlent d’un autre problème, tout aussi important que le comportement des forces de l’ordre et le désœuvrement de la jeunesse. Ils parlent l’un et l’autre de la passion française pour le pavillon individuel. Et oui, l’un des nœuds de cette crise est-là: les Français, et tous ceux qui finissent par s’intégrer dans ce pays avec le désir de respecter les lois républicaines, rêvent de maisons familiales avec jardin, barbecue et portail. La banlieue et son habitat de grands immeubles rassemblé dans des cités est, au fond, ce que la plupart des gens détestent. Y vivre est synonyme de déclassement dans ce pays à l’individualisme (et l’égoïsme) forcené.
«Le pavillon, une passion française» (Ed. PUF) est un essai de deux sociologues, Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé. «Une maison sinon rien, pourquoi l’avenir est aux pavillons» (Ed. Stock) est le récit d’un journaliste, Clément Pétreault. J’ajoute au passage à cette liste le formidable petit bouquin «Les Français, ces incompris» (Ed. de l’Aube). Avec ça, vous avez votre kit pour comprendre la France qui déraille parce que le mode de vie qu’on lui propose ne correspond plus du tout à l’aspiration profonde de ses habitants. «Le risque, c’est l’individu isolé dans une société atomisée. Des gens qui se sentent seuls avant tout. Seuls et pas aidés» diagnostiquent les auteurs de ce traité sur nos voisins «incompris».
Juste. Mais le paradoxe est que le Français moyen, s’il existe, n’aime pas le groupe qu’il n’a pas choisi. Il veut à la fois la solidarité, la fraternité… et sa bulle individuelle bien protégée entre quatre murs avec jardin privatif. Or les banlieues offrent tout le contraire en 2023. La mixité sociale est imposée. Les «tribus» (ethniques, religieuses) dominent. «Le temps de l’habitat privé se trouve très déterminé par le temps compressé de la société extérieure. Or l’habitant du pavillon sait qu’il dispose d’une scène spatiale et temporelle où il pourra être autre chose que ce qu’il est lorsqu’il est connecté et donc mobilisé» peut-on lire dans «Le pavillon, une passion française». En somme: le Français «fait» société lorsqu’il peut choisir son chez-soi, lorsqu’il n’est pas forcé par son environnement. «La vie en HLM, ça va un temps… Tout le temps le bruit des autres» s’exclame Clément Pétreault qui a choisi de s’exiler à une heure de Paris pour vivre dans un pavillon.
Pas qu’une affaire d’immigration
La crise des banlieues n’est pas qu’une affaire d’immigration, comme le raconte avec délice l’extrême-droite. Elle n’est pas que le résultat des trafics et des incivilités, comme l’expliquent les policiers pour justifier leurs méthodes répressives. Elle résulte, à lire ces livres, d’une inadéquation profonde entre le mode de vie dans ces quartiers et la psyché nationale et républicaine. La France est un pays d’individualistes qui se rassemblent pour un élan commun. Les banlieues sont peuplées de populations obligées de vivre ensemble mais qui rêvent toutes de réussites individuelles. Contradiction totale. Les jeunes pillards volent pour eux-mêmes. Ils veulent prendre l’ascenseur social de force, si possible sans travail ni discipline. Les Français d’ailleurs, tous ceux qui ne vivent ni dans les bons quartiers des grandes villes, ni dans les banlieues, rêvent d’un pavillon synonyme de reprise de contrôle de leur existence. «Le lotissement reste pour beaucoup l’endroit rêvé pour mener une vie indépendante lorsqu’on est jeune» affirment les sociologues Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé.
Le reste est facile à comprendre. Qui dit pavillons dit éloignement, donc besoin de transports en commun qui fonctionnent et de services publics fiables pour la famille. Or les uns comme les autres se sont dégradés ces dernières années. La colère est donc triple: colère, pour les classes moyennes, d’être expulsés du centre des métropoles en raison du coût du foncier, colère des banlieusards intégrés de ne pas pouvoir partir vivre en pavillon, colères des jeunes de banlieue qui intègrent l’idée qu’ils sont «mal aimés» puisque personne ne veut d’eux ou ne veut vivre à leurs côtés. Le pavillon n’est pas qu’une passion française. Il dit les insupportables contradictions d’un pays. Les banlieues sont le thermomètre d’une France qui ne veut pas être ce que qu’elle devient.
A lire:
«Le pavillon, une passion française» (Ed. PUF) de Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé
«Une maison sinon rien, pourquoi l’avenir est aux pavillons» (Ed. Stock) de Clément Pétreault
«Les Français, ces incompris» (Ed. de l’Aube) de Thierry Keller, Blaise Mao et Arnaud Ziegerman