Je n’aurais pas pu rêver d’un meilleur endroit pour lire l’essai de Bernard Guetta «La nation européenne» (Ed. Flammarion). C’est dans le train entre Varsovie et Kiev que j’ai parcouru ce livre, écrit comme un voyage à l’intérieur de l’Union européenne, synonyme de bureaucratie écrasante, insupportable et impérialiste pour de nombreux électeurs suisses. Avouons aussi qu'au moment où l'on s'interroge sur l'avenir de Vladimir Poutine en Russie, regardez du côté de Bruxelles, tour de contrôle de l'Europe, peut s'avérer judicieux.
En 2019, il débarque au parlement européen
Bernard Guetta, ancien journaliste au «Monde», spécialiste reconnu de géopolitique, n’avait jamais fréquenté de près la machine communautaire. Or voilà qu’en 2019, Emmanuel Macron l’a convaincu de rejoindre la liste de sa formation «Renaissance», aux élections européennes. Bingo! L’ancien reporter et éditorialiste, habitué à regarder l’UE de l’extérieur, s’est retrouvé élu et plongé dans le chaudron. Vous pouvez ne pas aimer l’Union européenne. Vous pouvez même la détester. Mais lire son témoignage apporte de fins éclairages sur les réalités de ce projet, certes abîmé par les réalités politiques et la montée des souverainismes, mais toujours bien vivant.
J’ai retrouvé, sous la plume de Bernard Guetta, ce que j’avais moi aussi ressenti à Bruxelles. Plus vous vous approchez de cette machine et de ses dizaines de milliers de fonctionnaires, plus elle vous hérisse. Cette Europe-là, née entre autres du rêve politique de Jean Monnet – dont les archives sont gérées, à Lausanne, par la Fondation Jean Monnet pour l’Europe – est d’abord une productrice de normes, de règles, et de passerelles pour vivre et décider ensemble. En Suisse, cela hérisse, voire exaspère, une partie de la population convaincue que la Confédération fera toujours mieux tout en solo. La réalité, qu’on regarde les faits, est bien différente. Mais arrêtons-là l’introspection helvétique: Guetta avoue, lui aussi, que la machine bureaucratique de la Commission européenne et du Parlement européen, dont il est membre, peut être exaspérante. Logique. Cette machine-là est faite pour permettre à 27 États membres de vivre dans la même communauté. Qui dit mieux aujourd’hui dans le monde? Personne.
Le livre des secrets
«La nation européenne» est le livre des secrets de l’Europe. Pas les secrets stratégiques, tant il est difficile d’avancer en matière de défense, comme l’auteur l’a encore rappelé à l’université de Genève le 7 juin, lors d’une conférence organisée par le centre Dusan Sidjanski. Les secrets de cet essai sont ceux qui font l’Europe. La cohabitation, au parlement européen, de députés venant d’horizons complètement différents. La capacité à accoucher de compromis. Mais aussi l’hypocrisie de ses méthodes. Car oui, l’Union européenne est hypocrite. Elle prétend pouvoir imposer le droit alors qu’elle n’en a pas les moyens. L’essayiste, là, tire à vue: «Si nous ne sommes pas en position de les faire respecter partout et toujours, peut-être devrions nous renoncer à systématiquement inclure des clauses sur les droits de l’homme dans nos accords commerciaux, écrit-il. Il vaut mieux prendre en compte la réalité des rapports de force que finir par nous y plier en cachette».
Quand il parle de l’Union européenne, Bernard Guetta a presque les mots d’un télévangéliste. Normal, c’est un nouveau converti. Il ne l’avoue pas comme ça, mais l’on sent dans son livre que le projet d’une Europe commune lui a souvent semblé irréaliste, voire infaisable, même s’il est un disciple de l’ancien président de la Commission Jacques Delors. Mais le Covid est passé par là et l’UE a su réagir et agir. Idem pour la guerre en Ukraine. L’homme est lucide. Il n’est pas journaliste pour rien. Sauf qu’il refuse la fatalité, ce qui le rend pleinement européen: «Nous nous sommes obligés à intégrer l’Ukraine et la Moldavie poursuit-il. Nous mettons, oui, le doigt dans un engrenage suicidaire. Mais sauf à jouer les autruches, à fuir nos responsabilités et à renoncer à défendre la démocratie, nous ne pouvions pas tourner le dos aux Ukrainiens». L’auteur plaide, sans surprise, pour une future Europe à plusieurs vitesses. Il ne se résigne pas à voir l’UE procrastiner et s’enliser dans d’interminables querelles juridiques. On le jugera peut-être naïf. On lui reprochera sans doute un conflit d’intérêts: comment juger l’Union alors qu’il en est aujourd’hui un rouage, comme eurodéputé d’un parti résolument proeuropéen?
Comprendre pour juger
Mon conseil: lisez ce livre pour comprendre, sans œillères. L’Union européenne est juste incontournable. La Suisse, qui bute sans cesse à sa porte, en sait quelque chose. Alors, mieux vaut savoir comment elle fonctionne. Et se dire, peut-être avec naïveté, qu’une telle construction politique, qui continue d’attirer des candidats et de demeurer solide après presque soixante-dix ans d’existence, ne peut pas être cette machine quasi dictatoriale caricaturée par ses adversaires nationalistes et populistes.
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A lire: «La nation européenne» de Bernard Guetta (Ed. Flammarion)