C’est une enquête sur un meurtre géopolitique dont le coupable ne fait aucun doute. Marion Van Reterghem le signale dès l’ouverture de son essai «Le piège Nord Stream» (Ed. Les Arènes) en relatant dans le détail l’intervention de Vladimir Poutine devant le Bundestag, le 25 septembre 2001 à Berlin.
Tout y est. Le président russe est choyé par ses hôtes allemands. Et sa maîtrise parfaite de la langue de Goethe, acquise durant ses années comme espion de l’ex KGB en RDA, lui permet d’établir un lien direct avec ses interlocuteurs. «Poutine joue sur du velours» note l’auteure, grand reporter et biographe de l’ex-Chancelière Angela Merkel. «Pas une radio, pas une télévision, pas un journal ne portent un œil critique sur le discours de Poutine» ajoute-t-elle. Tout est dit. Le piège que s’apprête à tendre la Russie à l’Europe de l’Ouest va se nouer. Avec la complicité de l’Allemagne.
Le récit en vidéo de l’explosion de Nord Stream
Mais allons d’abord droit au but, puisque ce livre est publié pile un an après les deux explosions qui ont endommagé trois des quatre tuyaux sous-marins du complexe de gazoducs Nord Stream, le 26 septembre 2022. Qui a fait sauter ces serpents gaziers posés au fond de la mer Baltique? Qui a forcé, ainsi, l’arrêt des possibles exportations de gaz russe à grande échelle vers l’Europe, même si la reprise des activités est toujours possible, moyennant des réparations estimées entre 500 millions et un milliard de dollars? Marion Van Reterghem a tranché, tout en laissant la porte ouverte aux autres thèses: c’est la Russie, selon elle, qui avait le plus de motivations rationnelles pour porter ce coup fatal au complexe conçu pour lui donner un formidable levier sur ses voisins européens. La thèse est audacieuse, car plusieurs investigations, y compris celle du journaliste américain Seymour Hersch et celle du New York Times, conduisent à d’autres accusés.
Hersch pointe les États-Unis. Le New York Times pointe une possible équipe d’agents ukrainiens entraînés et soutenus par des forces spéciales de pays de l’OTAN. L’auteure n’écarte pas cette piste. Mais elle n’y croit pas et elle a le courage de l’écrire. Pour elle, Vladimir Poutine a détruit le jouet de sa puissance pour impressionner ses ennemis et les mettre le dos au mur: «Les intérêts de la Russie sont pléthores dans le sabotage de Nord Stream.
Intérêt géographique, car l’explosion a eu lieu en plein milieu d’une zone OTAN et sonne comme un avertissement. Intérêt psychologique: le trouble semé dans les esprits. Intérêt financier enfin, puisque le cours du mégawatt heure a bondi de 10% et dépassé les 200 euros au lendemain de l’explosion».
Avouons qu’à la lecture, sa démonstration n’est pas si convaincante. Il ne suffit pas de distinguer entre raisons passionnelles (celles de l’Ukraine, qui avait des raisons de se venger sur Nord Stream) et rationnelles pour transformer l’accusé Poutine en coupable, et le condamner pour cette explosion du 26 septembre 2022.
Une compilation très réussie
La force de cette enquête est ailleurs: dans la compilation très complète de toutes les informations disponibles sur la saga Nord Stream. Marion Van Reterghem est une biographe de talent. Elle aime brosser des portraits. Elle sait peindre des atmosphères. Elle a le sens du détail documenté. «Le piège Nord Stream» est moins une enquête que le récit d’un tournant géopolitique: celui des années 1990-2000.
Le gaz russe devient alors ce lien qui, en plus d’unir l’Europe de l’Ouest à la Russie, doit en théorie permettre à Moscou de moderniser la Russie, et au continent de gagner en unité. Il y a, derrière le pari énergétique, un coup de dé diplomatique. Nord-Stream, c'est «l’Ostpolitik» des années 1970 revisitée. A l’époque, le Chancelier allemand social-démocrate Willy Brandt rêvait de servir de pont entre les deux blocs. Tel est aussi, à l’orée des années 2000, le vœu de son lointain successeur Gerhard Schröder dont on peut regretter le choix de Marion Van Reterghem de ne pas le rencontrer. Affirmer que Schröder (ex-conseiller spécial du groupe Ringier, propriétaire de Blick) s’est trompé sur Poutine et la Russie est une chose. Lui donner la parole aurait, en revanche, conféré à l’ouvrage une crédibilité supplémentaire.
Je n’ai pas parlé de la guerre en Ukraine. Elle constitue pourtant, bien sûr, la raison d’être de cet essai qui montre comment un raisonnement économique à priori sans faille s’est retourné contre l’Allemagne et contre l’Europe. Il faut le redire: importer du gaz russe avait du sens. Imaginer que grâce aux tuyaux de Nord Stream, la Russie finirait par s’arrimer à l’Occident pouvait aussi se justifier. Ce n’est pas une erreur qui a été commise. C’est une faute. Faute politique en présumant de l’évolution rationnelle de Vladimir Poutine. Faute morale en laissant la Russie s’immiscer dans la vie publique de nos démocraties. Faute stratégique en refusant de prendre en compte l’équation ukrainienne, et la dimension impériale de la politique du Kremlin.
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Marion Van Reterghem ne croit pas qu’une autre issue aurait été possible. Il va de soi, pour elle, que Nord Stream a été conçu comme un piège par le maître de Moscou. On aurait aimé, pour compléter cette démonstration, en savoir plus sur le lobby énergétique américain tout au long de cette période. Faire venir du gaz de Russie confortait, objectivement, la souveraineté européenne et, donc, son autonomie par rapport aux États-Unis ou aux pays du Moyen-Orient sur lesquels Washington garde une grande influence. Il s’agissait donc d’un piège sur fond de duel entre les deux rives de l’Atlantique.
Pour les uns, comme pour les autres, Nord Stream n’a jamais été seulement un gazoduc. Il s’agissait d’une arme braquée à une centaine de mètres de profondeur: un tuyau bien trop dangereux pour ne pas en faire les frais un jour. Et être éliminé.
A lire: «Le piège Nord Stream» de Marion Van Reterghem (Ed. des Arènes)