Saviez-vous que le maître anglais du roman d’espionnage John Le Carré vivait à Berne au début des années cinquante, après y être arrivé en train en 1948? Je pose cette question parce que l’intéressé, décédé en 2020 à l’âge de 89 ans, aurait, sans peine, pu tirer un roman de l’affaire racontée avec brio par Mathieu Berthod et Éric Burnand dans «Berne, nid d’espions» (Ed. Antipodes).
Tout est noir dans cette affaire. Noir comme les zones d’ombre qui continuent de demeurer, 70 ans plus tard, sur les agissements réels de René Dubois, le procureur général de la Confédération qui se suicida en mars 1957 après avoir été accusé d’être un agent français, recruté pour obtenir des informations confidentielles sur les indépendantistes algériens réfugiés en Suisse.
Une grave affaire d’espionnage
« La nouvelle tragique et tout à fait imprévisible du suicide du procureur de la Confédération, René Dubois, est venue se greffer sur la grave affaire d’espionnage et d’écoutes téléphoniques découverte samedi dernier à Berne. Le communiqué publié à ce sujet par le département de justice et police a – peut-être en raison de son ton glacial – produit une très vive émotion dans tout le pays ». C’est ainsi, le 26 mars 1957, que le quotidien français «Le Monde» rend compte de l’affaire qui secoue la Suisse.
Car René Dubois, originaire du Locle, n’est pas un juriste comme les autres. Il a secoué l’establishment politico-industriel avec plusieurs de ses enquêtes. Dubois fouille. Il met le nez dans des affaires que beaucoup, à Berne, souhaitent voir demeurer cachées, voire carrément occultes. « Les milieux industriels vous reprochent d’entraver les exportations de matériel […] Les chefs de l’armée n’ont pas digéré votre enquête sur la corruption au sein de leur département.
Bref, ils sont nombreux à vous en vouloir » assène, lors d’une de leurs rencontres, le Conseiller fédéral Markus Feldman, chef du département police et justice de l’époque et membre du parti agrarien, l’ancêtre de l’UDC.
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L’affaire Dubois! Ceux qui ne connaissent pas cette histoire doivent se plonger dans cette enquête dessinée qui a l’immense mérite de raconter (déjà) les dessous de la neutralité suisse et les combats politiques redoutables que livrait alors la droite pour tenir le plus possible les socialistes – René Dubois en était - à l’écart du pouvoir. Ceux qui connaissent les dessous de cette saga auront aussi leur part de satisfaction en tournant les pages de ce livre qui fait revivre un moment oublié de l’histoire des relations franco-suisses.
Les années cinquante sont celles de la guerre d’indépendance en Algérie, lancée en novembre 1954 par le terrible massacre de la Toussaint Rouge commis par le Front de Libération Nationale, le FLN. La neutralité suisse devient alors vite une couverture pour les rebelles algériens traqués par les services secrets français. Vous connaissez le mot « barbouzes »? Il désignait, dans la France de la IVᵉ République puis sous le Général de Gaulle à partir de 1958, les agissements d’hommes de l’ombre à la solde de telle ou telle officine parisienne.
Eh bien Berne fut un temps, le royaume des barbouzes. Avec quelques solides relais locaux qui en profitent pour faire fructifier leurs affaires et leurs réseaux, comme l’inspecteur lucernois Max Ulrich, décédé en 1974 et désigné par les auteurs comme un «policier en eaux troubles».
Les dessous de la neutralité suisse
Je ne vais pas, dans cette chronique, vous raconter l’affaire Dubois. Le livre le fait avec justesse et précision. Le plus intéressant, avec le recul historique, est de réaliser via cet ouvrage et cette enquête ce que la neutralité suisse a toujours recouvert d’un voile à la fois pudique et redoutable.
Les pages 84 et 85 de l’ouvrage racontent, en dessins, les écoutes téléphoniques de l’ambassade d’Égypte à Berne, les informations sur les livraisons d’armes au FLN, et le jeu pour le moins ambigu joué par les États-Unis, convaincus sur leur allié français devra finir par abandonner ses colonies. C’est là, d’ailleurs, que le piège dans lequel s’est retrouvé coincé Dubois prend toute sa dimension géopolitique. D’un côté la France, forte de ses espions à Berne.
De l’autre, les Américains, toujours pressés de court-circuiter les Français et maîtres dans l’art d’utiliser les rivalités politiques entre Suisses pour tirer leur meilleure épingle du jeu. La crise du canal de Suez, en 1956, est passée par là. La France et le Royaume-Uni, dans un ultime sursaut, ont tenté de prendre par la force le contrôle de ce couloir maritime essentiel. Mais les États-Unis et l’Union Soviétique ne veulent pas de ce retour au premier plan des puissances européennes. Leur retraite donnera, entre autres, le signal de la décolonisation.
«Un barbouze français, le chef du renseignement militaire helvétique, la CIA, les indépendantistes algériens… » La présentation de «Berne, nid d’espions» est juste. Il y a bien là matière à un roman. Ou à un film d’espionnage. Qui a dit que la Suisse était un pays si tranquille?
A lire: «Berne, nid d'espions. L'affaire Dubois 1955-1957» (Ed. Antipodes)