La géopolitique est impitoyable. Elle se joue des devises, des valeurs, des promesses et, surtout, des hommes et des femmes qui, à un moment donné, se retrouvent obligés d’abdiquer devant le réel. Cette géopolitique-là est celle que maîtrise parfaitement, depuis des décennies, la très riche Arabie saoudite, premier producteur mondial de pétrole. Et elle est, depuis son accession au pouvoir en 2015, le précarré de Mohammed Ben Salmane, alias MBS, le tout-puissant prince héritier du Royaume Wahhabite.
Une plongée inédite dans le marigot franco saoudien
«Nos amis les Saoudiens» (Ed. Grasset) nous offre une plongée inédite et détaillée dans la relation devenue totalement inégale entre la France et l’Arabie saoudite, hier client de ses firmes d’armement et de son industrie du luxe devenu, en 2023, un quasi-donneur d’ordres à la République. La force de l’enquête de la journaliste Audrey Lebel est en effet de ne pas se focaliser sur la manne de pétrodollars que Riyad déverse sur Paris, sous forme d’achats, de commandes, de châteaux entretenus à grands frais ou de virées «shoppings» dans les boutiques les plus chères de la capitale française. L’auteure se penche aussi sur le cas des sous-traitants français employés directement ou indirectement par les autorités saoudiennes.
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Les uns ont été employés là-bas, au service d’entreprises françaises. Les autres sont rémunérés pour assurer, dans l’hexagone et en Europe, la promotion ou la communication du Royaume. Et tous partagent la même expérience: très bien payés un jour, oubliés un autre jour. Ces sous-traitants de la puissance saoudienne, qu’ils soient journalistes, communicants ou ingénieurs, sont traités où qu’ils soient, comme des entités corvéables à merci et extraterritoriales. Leurs commanditaires ou employeurs saoudiens s’affranchissent de toutes les règles. Pas de cotisations sociales. Pas de congés. Bref, une jungle salariale et contractuelle qui fait perdre à l’État français des millions d’euros.
Rapport de force
Le livre d’Audrey Lebel a un autre avantage: il n’est pas signé par une auteure spécialiste du Moyen-Orient. Le rapport de force entre l’Arabie saoudite version MBS et la France version Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron n’y est donc pas vu, sans cesse, sous l’angle de la puissance militaire ou diplomatique même si celle-ci est en arrière-plan. La journaliste poste simplement les questions qui fâchent autour d’une interrogation centrale: à qui profitent ces «crimes»? Qui profite des canons Caesar français livrés à Riyad et utilisés au Yémen, dans une guerre oubliée par l’occident? Qui profite des largesses artistiques de la France, qui finance ses musées à coups d’arrangements culturels? Qui profite de ces très luxueuses propriétés possédées par la famille royale saoudienne, cernées de hauts murs et surveillées par un nombre conséquence de caméras? En bref: peut-on dire que la France sort plus forte de son flirt poussé avec cette puissance intrinsèquement liée à l’islamisme le plus conservateur?
Le tapis rouge déroulé
Le plus fascinant, à lire cet ouvrage qui manque cruellement d’interlocuteurs saoudiens et français actuellement au pouvoir – ce n’est pas faute d’avoir essayé – est l’illusion qui demeure en France. Comme si dérouler le tapis rouge à MBS au palais présidentiel de l’Élysée n’avait pas de conséquences sur son comportement et son implacable appétit de pouvoir? Comme si l’accumulation de conflits d’intérêts sonnants et trébuchants, pour toute une partie de l’élite communicante française, n’avait pas engendré un «tabou» saoudien? «Nos amis saoudiens» n’a pas la force d’autres ouvrages dénonciateurs. L’auteur compile plus qu’elle ne révèle. Elle ne cherche pas à savoir ce que la France peut avoir obtenu en retour, au-delà des contrats mirifiques, type Sawari II.
«Nos patrons saoudiens»
Pas grave. Audrey Lebel tape dans le mille. Elle montre, en creux, combien la France, et sans doute la plupart de ses grands voisins européens, n’a plus les moyens de peser sur Riyad. MBS est le patron, le parrain, le donneur d’ordre d’assassinats. Un patron colérique, parfois utile à l’occident, mais imprévisible et de plus en plus autonome, comme lorsqu’il se rapproche de la Chine. L’histoire s’est retournée. «Nos amis saoudiens» sont devenus» Nos patrons saoudiens».
A lire: «Nos amis saoudiens» de Audrey Lebel (Ed. Grasset)