Léo Ferré a, le 14 juillet 1993, fait son ultime bras d’honneur à la République. On voit ce bras d’honneur, en forme de clin d’oeil, sur la couverture de la biographie dessinée que lui consacre l’expert en géopolitique Pascal Boniface, admirateur de longue date du chanteur décédé il y a trente ans. Ce récit biographique est cosigné, coté dessins, par Lukino. Mais ce n’est pas seulement le récit de la vie d’un chanteur qui se déroule sous nos yeux, après avoir tourné la couverture rouge, comme un tract rageur. C’est surtout la vie d’un homme et d’un pays qui l’adopta, mais le rejeta aussi.
Léo Ferré l’anarchiste était né à Monaco. Il termina sa vie en Italie. Mais c’est la liberté et les larmes de la France qu’il chanta tout au long de sa carrière, soit seul, soit à la tête d’orchestres symphoniques que ce compositeur et musicien adorait diriger.
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Pascal Boniface est un biographe passionné. D’ordinaire, le directeur de l’Institut international de relations stratégiques (IRIS) nous distille dans les médias ses analyses sur la situation du monde, et notamment sur la guerre en Ukraine. Sauf que Léo Ferré est entré dans sa vie dans les années 70-80. L'auteur de «Léo, ni Dieu, ni maître» (Ed. Dunod Graphic) avoue avoir vu le chanteur «entre 30 et 40 fois sur scène durant ces années-là». Mais il ne l’a jamais côtoyé en personne.
Son récit de la vie de Léo Ferré est donc rempli de questions qu’il aurait sans doute aimé poser à ce personnage qu’un cliché célèbre montre, le 6 janvier 1969, dans un studio de radio aux côtés de Georges Brassens et de Jacques Brel. Ferré était un anarchiste revendiqué. Il ne fut jamais, contrairement aux deux autres, une référence à la fois populaire et élitiste. Ferré ne fut jamais fédérateur. «Il envoyait ballader ses producteurs et le système. Il était fondamentalement antagoniste avec la politique», complète Pascal Boniface. En 1989, pour le bicentenaire de la révolution française, son nom circule comme grand ordonnateur, coté musical. Dialogue impossible. «Ferré était contre le vote, contre les élections. Il a aussi été le chanteur de grandes occasions manquées», complète l’auteur.
Parler de Léo Ferré dans les colonnes de Blick peut sembler ahurissant. Un chanteur décédé voici trente ans, le jour de la fête nationale, dans sa lointaine Toscane. Un chanteur célèbre dans les très reculées années cinquante. C’est en 1969, au théâtre parisien de Bobino, que l’artiste explose avec ses reprises de Baudelaire, d’Aragon, et ses incontournables «Avec le temps» ou «Paname». Ferré chante Paris. Il chante l’amour qui pleure. Son registre est celui de la poésie et de la révolte. «Aucun artiste, aucun chanteur ne peut lui être comparé, complète Pascal Boniface. Il mêlait amour et anarchie. Il a, surtout, toujours su garder le lien avec les jeunes. Un lien direct. Son rapport rebelle avec l’autorité explique sans doute cela.»
Léo Ferré incarnait avant l’heure la France fracturée. Celle qui rêve et crève à la fois. Celle qui veut se faire entendre mais qui n’y parvient pas. Celle qui, éternellement sentimentale, ne s’imagine pas sans grand dessein et grand amour. Écouter Léo Ferré en 2023, c’est se souvenir que ce pays, et cette république, savent produire le meilleur et le pire parce que les deux sont liés. L’amour fabrique la colère. Et chez Ferré, immense musicien, comme chez les poètes dont il fut l’interprète inoubliable, la colère était indissociable de l’amour. Ce qui ne s’estompera jamais. Même, «avec le temps»…
A lire: «Léo, Ni Dieu ni maître», par Pascal Boniface et Lukino (Dunod Graphic)