Le plus étonnant des voyages est parfois celui qui se déroule juste devant vous. Il suffit de marcher, à Paris, le long de la Seine, sur la rive gauche. Vous connaissez à coup sûr ce bâtiment, sa coupole et ses deux ailes, typiques du baroque italien. Vous avez même entendu dire qu’à l’intérieur, un dictionnaire de la langue française est mitonné, chaque jeudi, séance après séance.
Je croyais, au festival «Étonnants Voyageurs» de Saint-Malo qui s’achève ce lundi de Pentecôte, être à nouveau conquis par le grand large et les horizons lointains, sous le signe de son parrain d’origine: l’écrivain-voyageur suisse Nicolas Bouvier. Un prix qui porte son nom est d’ailleurs décerné chaque année: il a été remis en 2023 à François-Henri Désérable pour son «Usure du monde», récit de son voyage dans un Iran fermé à double tour.
Mais c’est un autre voyage qui m’a conquis, parce qu’il raconte la France: celui de l'historien Pascal Ory à l’Académie française.
Fondée en 1634
L’Académie, oui, c’est bien elle. Vous l’identifiez? Elle a été fondée en 1634 sous l'autorité du Cardinal de Richelieu, et sa mission initiale n’était pas, comme aujourd’hui, de réunir 40 «immortels» (ils ne quittent leur siège qu’à leur décès) pour décider des mots qui sont français ou pas, et de leur définition.
Tiens d’ailleurs, à ce propos, une info: le fameux dictionnaire sera bientôt entièrement numérisé et disponible en téléchargement libre. Avec, en son sein, des expressions tirées de l’anglais comme «woke», non par mimétisme anglo-saxon, mais parce qu’elles sont entrées dans l’usage.
C’est ça que nous a raconté, entre autres, Pascal Ory, accepté au sein de cet étrange «club» en octobre 2022. Je vous recommande son «Discours» prononcé devant le siège 32 qui est désormais le sien, publié aux éditions Gallimard. Un siège qui, paraît-il, était maudit! On se croirait dans un roman de Harry Potter, dont l’exposition virtuelle attire les foules depuis plusieurs semaines de l’autre côté de Paris, porte de Versailles.
Pascal Ory est un historien affûté, spécialiste des mentalités françaises, de la République et de la Nation. Pas étonnant qu’il ait été élu à l'Académie. Mais attention: cette élection est un parcours du combattant.
Premier écueil pour tout intellectuel français soucieux de son image et attaché à son ego: il faut se présenter, au risque d’être battu et sèchement renvoyé. Deuxième écueil: votre discours de réception doit durer une heure pile, consacré en partie à votre prédécesseur au fameux fauteuil (pour le 32: le romancier François Weyergans) et suivi par une réponse de l’un de vos confrères. Troisième écueil: l’apparat d’académicien. Il vous faut le costume, et surtout l’épée, dont la photo accompagnera la vôtre sur le site web de l’Académie.
Cette épée sera votre carte d’identité. Elle vous suivra sur tous les champs de bataille de la connaissance dont l’Académie est supposée être le théâtre. L’académicienne Chantal Thomas, elle, a choisi un éventail en guise d’épée. D’autres ont opté pour une lame de verre. Une autre, la philosophe Barbara Cassin, a choisi une réplique de sabre laser. Les Académiciens sont les meilleurs clients des joailliers.
L’émotion plus que les kilomètres
La force du festival «Étonnants voyageurs» est de ne pas limiter le voyage aux kilomètres parcourus. Un voyage, c’est d’abord des rencontres, des détails, l’altérité qui vous surprend. Et là, rien de tel que cette Académie qui, désormais, compte plusieurs femmes et plusieurs étrangers de grand renom, tels l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa. Un club à l’anglaise, avec ses rites presque «maçonniques», pour reprendre l’expression de Pascal Ory. Chacun sur son fauteuil. À sa tête, l’académicienne et secrétaire perpétuelle de l’institution, Hélène Carrère d'Encausse.
On peut en rigoler, vu de Suisse. Cela peut même paraître d’un autre âge. Erreur. L’Académie est un lien entre les France. La monarchie la créa, à l’origine, pour former les cadres des lointaines provinces conquises. La révolution la supprima en 1793. Puis l’Empereur Napoléon la réhabilita et la République l’a toujours sanctifié. Un temple de la connaissance où chaque candidat doit écrire à la main sa lettre de candidature, adressée à tous les académiciens. Pascal Ory a écrit 35 lettres (il y avait des fauteuils vacants). Le pire fut ce malheureux qui osa envoyer une lettre dactylographiée. Recalé d’emblée!
Rites d’intronisation
Et que penser de ces rites d’intronisation dignes d’un bizutage? Le candidat, accepté, attend au pied de la statue de Jean de La Fontaine, l’auteur des fameuses fables. Il doit ensuite attendre que tout le monde se lève pour gagner son fauteuil. Puis le voici prévenu: ce brave fauteuil sera le sien jusqu’à sa mort. Sympa!
Il faut plonger dans les arcanes de l’Académie française pour comprendre pourquoi la France s’obstine à survivre à ses colères et à ses passions tristes. Dans ce pays fondamentalement conservateur, accroché à son passé royal et toujours blessé par le sang des guillotines de la Terreur, l’Académie est une continuité. Un lien. Un caillou posé sur le chemin du grand voyage de l’histoire pour retrouver son chemin.
Voltaire tagué
Il paraît que la statue de Voltaire, devant l’Académie, square Honoré-Champion, a été déboulonnée. Elle avait été aspergée de peinture rouge. Voltaire, le philosophe des Lumières, l’homme de Ferney à côté de Genève, cible des manifestants opposés à la réforme des retraites et résolus à faire disparaître les statues héritées du passé?
Les convulsions françaises nous surprendront toujours. Mais il suffit de pénétrer sous la coupole pour comprendre, avec Pascal Ory, que la France vit des rites et des traditions qu’elle n’a jamais cessé de vouloir abolir.
À lire: «Discours de réception de Pascal Ory à l’Académie française et réponse d'Erik Orsenna» (Ed. Gallimard)
Pour suivre le festival «Étonnants Voyageurs»: www.etonnants-voyageurs.com