La fierté. L’identité. La conviction que la Turquie – sur fond de guerre en Ukraine et de nouveau «grand jeu» entre la Russie, l’Orient et l’Occident – a retrouvé la place naturelle qui est la sienne: celle de pont entre deux mondes, et celle de puissance régionale incontournable.
Tel est le carburant électoral qui, sauf énorme surprise, devrait permettre ce dimanche 28 mai au président sortant Recep Tayyip Erdogan, de remporter un nouveau mandat. Un carburant explosif, car le pays connaît de grandes difficultés économiques, piégé par une surenchère nationaliste qui lui interdit de regarder en face les déficiences de l’État dominé par le parti islamiste AKP, la corruption massive et l’autoritarisme de son actuel «sultan».
Les urnes, bien sûr, peuvent encore réserver des surprises. Le pire, pour l’opposition unie derrière Kemal Kiliçdaroglu et ses 44,9% de suffrages au premier tour, serait de s’avouer battue. La chance de l’emporter peut, espérons-le, galvaniser ses électeurs. Il en va, quel que soit le résultat de dimanche soir, de l’affirmation de la volonté démocratique des 64 millions d’électeurs turcs.
Administration gangrenée
Mais ouvrons les yeux: ce qui se joue de part et d’autre du Bosphore, une semaine après les élections grecques remportées par le Premier ministre de droite Kyriakos Mitsotakis (un prochain scrutin, faute de majorité parlementaire, aura lieu le 25 juin), est aussi une revanche sur les humiliations passées.
Les Turcs savent que leur administration est gangrenée par le clanisme de l’AKP, le parti au pouvoir depuis vingt ans, arrivé en tête des législatives du 14 mai. Ils savent que leur monnaie, la livre turque, est aujourd’hui au plus bas, fragilisée par les tensions énergétiques et commerciales mondiales. Et après? L’histoire leur a prouvé que pour tenir son rang hérité de l’Empire Ottoman, la Turquie doit être crainte et respectée.
Le héros d’une Turquie moderne
Le succès politique de Recep Tayyip Erdogan a souvent été attribué à son verrouillage autoritaire, à son contrôle des médias, à son exploitation du conservatisme musulman, à sa rhétorique nationaliste anti-kurde et à sa popularité dans les classes populaires. Tout cela est juste.
Le premier tour du scrutin présidentiel, le 14 mai, a toutefois fait remonter en surface une autre réalité: la fierté de ne plus être un grand pays à la traîne. Erdogan a su, à 69 ans et malgré sa santé défaillante, se réinventer en héros d’une Turquie moderne, capable de se tenir à équidistance de Moscou, Washington, Bruxelles et Pékin. Tout en conservant – vis-à-vis de l’Union européenne qu’une partie de l’opinion juge anti-turque – ce levier de tous les dangers et de tous les cynismes qu’est l’immigration.
Liberté et impuissance
Erdogan, remède pour garder dans l’histoire la Turquie, version «Türkiye». Le raccourci est facile. Il ne doit, surtout, pas occulter l’aspiration démocratique des 45% d’électeurs de l’opposition, qui plaident pour un pays ouvert, capable d’accepter à la fois sa diversité socioreligieuse et sa modernité.
Mais regardons en face ce scrutin qui nous concerne tous: dans ce moment de doute identitaire, d’interrogation sur les frontières et de risque d’engrenage militaire mondialisé, la prime aux hommes forts leur confère un avantage presque insurmontable dans les urnes.
L’important, pour les démocraties attachées à la pluralité, est d’en tirer les bonnes leçons. Et de prouver, par leurs actes, que la liberté de penser et d’agir n’est pas, face aux Erdogan de 2023, irrémédiablement synonyme d’impuissance.
A lire pour mieux comprendre: «Un pont entre deux mondes» de Zeynep Ersan Berdoz (Ed. Nevicata)