La démocratie n’est pas une boîte de chocolats. Il fallait arriver à Savannah, en Géorgie, pour faire ce raccourci. C’est ici, sur son banc de Chippewa Square, en plein cœur de cette ville historique embellie et enrichie par l’argent de l’esclavage, que Forrest Gump prononce sa fameuse phrase.
Vous vous souvenez peut-être de ce film dans lequel Tom Hanks joue Forrest, l’imbécile heureux américain pas si imbécile et pas si heureux que ça. «La vie, dit-il, c’est comme une boîte de chocolats. On ne sait jamais sur quoi on va tomber.» Bien vu. Les États-Unis qui s’apprêtent à voter le 5 novembre, et que nous sillonnons en camping-car depuis le 11 octobre, de Chicago jusqu’à Mar-a-Lago, en Floride, sont un peu dans le même cas que Tom-Forrest. Surtout en Géorgie, l’État où les contestations électorales pourraient être les plus violentes si Donald Trump perd le scrutin et les seize grands électeurs qui seront consécutivement désignés.
La démocratie est surtout une affaire vivante d’Américains et d’Américaines qui se battent encore, pied à pied, pour la défendre. A New Bern, en Caroline du Nord, juste avant de descendre sur la Géorgie en traversant la Caroline du Sud, Peter Frey le cafetier et Caramia Valentin la journaliste avaient partagé avec nous leur déprime, et leur révolte, devant ce qu’ils estiment être un abêtissement généralisé de leur pays. Changement radical d’ambiance à Savannah, où Carrie Smith nous attend avec une brigade de volontaires électoraux.
«Notre système fonctionne»
J’ai proposé à Carry de nous voir chez elle, dans son intérieur, comme nous l’avons fait pour la plupart de nos interlocuteurs depuis notre départ de Naperville, au sud de Chicago. Sa réponse a été immédiate: «Chez moi, c’est partout où les urnes attendent les électeurs. Venez plutôt me retrouver à la Savannah State University. Vous comprendrez pourquoi ceux qui parlent sans cesse de fraudes électorales en Géorgie ont tort. Notre système fonctionne. Il est crédible. Le 5 novembre, le vainqueur du scrutin présidentiel dans cet état sera incontestable.»
Chaque matin jusqu’à la mi-novembre, je prends pour vous le pouls de l’Amérique. Un rendez-vous écrit sur le terrain, là où se joue le duel entre Donald Trump et Kamala Harris.
Et pas n’importe quel terrain: d’ici au 5 novembre, date de l’élection présidentielle, c’est sur les routes, entre Chicago, où Kamala Harris a été investie par la convention démocrate à la mi-août, et Mar-a-Lago, le fief de Donald Trump en Floride, que je rédigerai ces chroniques matinales en cinq points. En plus: une série de reportages à ne pas manquer et des vidéos et photos de mon collègue Pierre Ballenegger.
Vous faites partie de ceux qui pensent que notre avenir se joue aussi le 5 novembre, de l’autre côté de l’Atlantique? Alors ne ratez pas ces chroniques. Partagez-les. Et réagissez!
Chaque matin jusqu’à la mi-novembre, je prends pour vous le pouls de l’Amérique. Un rendez-vous écrit sur le terrain, là où se joue le duel entre Donald Trump et Kamala Harris.
Et pas n’importe quel terrain: d’ici au 5 novembre, date de l’élection présidentielle, c’est sur les routes, entre Chicago, où Kamala Harris a été investie par la convention démocrate à la mi-août, et Mar-a-Lago, le fief de Donald Trump en Floride, que je rédigerai ces chroniques matinales en cinq points. En plus: une série de reportages à ne pas manquer et des vidéos et photos de mon collègue Pierre Ballenegger.
Vous faites partie de ceux qui pensent que notre avenir se joue aussi le 5 novembre, de l’autre côté de l’Atlantique? Alors ne ratez pas ces chroniques. Partagez-les. Et réagissez!
Parlons donc d’un autre intérieur. Celui d’une université que les Européens ne peuvent pas connaître. La Savannah State University et l’un de ces «Black college» crée au début du XXe siècle pour permettre aux Noirs américains de se former alors que la ségrégation raciale leur interdisait de fréquenter les universités pour Blancs. La plus prestigieuse de ces institutions est, à Washington, l’université d’Howard que fréquenta Kamala Harris.
C’est d’ailleurs là que la candidate démocrate, vice-présidente sortante, tiendra sa soirée électorale dans la nuit du 5 au 6 novembre. A quoi ressemble un «black college» en 2024? A un campus soigné, aux parterres bien entretenus, où étudiantes et étudiants font la queue devant les comptoirs de fast-food, qui servent de cantine. La malbouffe gangrène aussi les universités américaines. Il suffit de prêter un œil. Beaucoup de silhouettes sont lourdes, déformées par l’abus de sucre et de calories. Carry Smith, heureusement, est l’exact inverse. Cette quadragénaire semble prête à courir le marathon. C’est d’ailleurs ce qu’elle fait: son marathon est électoral.
Listes électorales épluchées
Notre camping-car est resté en banlieue de Savannah, sur le parking d’un motel de Garden City, un quartier périphérique. Seydinia, le chauffeur Uber qui nous a pris en charge, est américain d’origine sénégalaise. Il ne connaît pas Carry, mais il sait que beaucoup de jeunes afro-américains sont, ces jours-ci, pressés de s’enregistrer sur les listes électorales, ou d’actualiser leurs donnés pour éviter d’en être éjectés. Sous pression du camp républicain, les listes sont revérifiées et épluchées.
En Virginie, près de deux mille électeurs ont été désinscrits, car leurs documents d’identité n’étaient plus valables. Carry s’indigne de ce procédé: «Il ne faut pas confondre fraude et problèmes de fichiers. La Géorgie compte onze millions d’habitants, plus que la Suisse je crois. Reste-t-il sur les listes électorales des gens qui ont quitté l’État, ou des gens dont les pièces d’identité sont périmées? Oui. S’agit-il de fraudeurs comme l’affirme déjà Trump? Non. Ici, notre système de vote électronique scanne chaque bulletin et le certifie avec un code-barres qui permet ensuite de le tracer jusqu’au dépouillement. Je peux vous garantir qu’il n’y aura pas de fraude électorale en Géorgie, c’est impossible».
Trois millions de votes anticipés
Carry n’est pas seule à tenir ce discours. Jane Glover, Gary Keast et Greg Smith sont à ses côtés. La première est une mère de famille, ancienne enseignante. Le second représente son église. Le troisième est un vétéran scrutateur de plusieurs élections. Ils entourent Damani, une jeune étudiante noire qui s’est fait refouler au bureau de vote anticipé, car sa carte d’identité a été délivrée au Tennessee, l’État où vit sa famille.
Trois millions d’électeurs géorgiens ont déjà voté, soit 40% du corps électoral. Le 1er novembre est le dernier jour pour déposer son bulletin de façon anticipée. Carry passe en revue les données de Damani. Le problème est simple: la jeune femme de 20 ans a omis de se faire rayer de la liste électorale au Tennesse. Un autre volontaire passe un coup de fil au bureau de Savannah de la commission électorale de Géorgie, sur Eisenhower Drive. Il est encore possible de faire la modification. Une application numérique permet d’envoyer le scan de sa pièce d’identité pour vérification. Damani scrute le bulletin sur lequel sont listés les candidats aux postes éligibles le 5 novembre: de président des Etats-Unis (Trump vs Harris) à celui de Shériff du comté de Chatham, celui de Savannah.
Trump n’a jamais digéré 2020
Comprendre pourquoi Carry et ses collègues se démènent est facile. La Géorgie est l’État que Donald Trump n’a jamais digéré de perdre en 2020. Douze mille voix le séparaient de Joe Biden. Celui qui était alors président a hurlé au téléphone, exigeant du secrétaire d’État chargé des élections, Brad Raffensperger, un républicain, de lui trouver ses fameux suffrages. Les procès se sont succédé. L’État de Géorgie est en procès contre Donald Trump, accusé d’avoir dirigé une «entreprise criminelle de racket», dans le cadre de laquelle lui et tous les autres accusés ont «sciemment et volontairement participé à une conspiration visant à modifier illégalement le résultat» de l’élection présidentielle américaine de 2020. Carry n’a jamais digéré l’attitude de Trump. «Il était prêt à frauder. C’est cela la vérité. Si le système ne tient pas, si Raffensperger n’avait pas tenu bon, où serions-nous aujourd’hui?»
Carry parle peu d’elle-même. Mais elle est fière. Un article que le «New York Times» lui a consacré a donné un sacré coup de projecteur à ses activités. Son cartable est plein de tracts pour aller voter, et d’explications sur la signification du vote, en anglais et en espagnol. Carry enseigne à temps partiel dans un lycée. Elle est aussi rémunérée par une organisation non gouvernementale, la Georgia Coalition for the People’s Agenda.
La philanthropie, une valeur
On oublie trop combien, dans ces États-Unis déchirés par la politique, la philanthropie demeure une valeur, et le civisme aussi. J’en parle avec un enseignant de la Savannah State University qui termine son déjeuner, entouré d’étudiants. Kenneth Jordan enseigne la sociologie et la géographie. Cet universitaire afro-américain passe en revue ses élèves, tous sur leurs ordinateurs ou leurs téléphones portables: «Le meilleur allié de Trump, c’est ça. Beaucoup de ces jeunes ne voient plus l’urgence de voter. Tout passe par les réseaux. Leur vie publique n’est pas notre vie sociale d’antan. Ils ont beaucoup moins d’interactions avec le gouvernement, à tous les échelons et sous toutes ses formes.»
Je repense à la boîte de chocolats de Forrest Gump. Le banc sur lequel Tom Hanks est assis dans le film n’est plus au parc de Chippewa, en plein centre de Savannah. Il est exposé au musée de la ville. Je pense au fameux refrain du long métrage: «Cours, Forrest, cours.» Il pourrait s’appliquer à Carry.
La volontaire est têtue. Elle ne croit pas qu’un homme, fut-il Donald Trump, peut mettre à bas la démocratie américaine. «Si c’est cela, alors à quoi ont servi les deux siècles et demi depuis notre indépendance? La meilleure réponse à apporter à Trump, c’est de lui dire: élections, élections, élections. Respectez le résultat, cessez d’inventer des contestations qui donnent aux juges le dernier mot alors qu’il doit revenir aux seuls citoyens. Faites cela et nous vous respecterons.»
J’imagine Donald Trump en train d’accepter un chocolat de Forrest Gump. Puis le remettre dans la boîte parce qu’il ne lui plairait pas. La veille, le gouverneur du Minnesota Tim Walz était à Savannah pour un meeting. Carry était présente. Les femmes étaient mises en avant, preuve de l’urgence pour le camp démocrate à mobiliser les électrices pour défendre le droit à l’avortement. L’impression d’une campagne indirecte pour Kamala Harris est difficile à dissiper. Tous les jeunes électeurs dont Carry s’emploie à régulariser les inscriptions électorales me paraissent être plutôt anti-Trump. Ses efforts civiques, à la Savannah State University, seraient-ils une autre manière de faire campagne contre le candidat Républicain?
Un scrutin légitime
Carry me jure que non. Son job, c’est d’aboutir à un scrutin légitime, donc à une forte mobilisation. Pour déminer les contestations futures qui, selon elles, sapent la démocratie américaine et sèment le doute à tous les niveaux.
La conclusion est claire, et c’est Kenneth, le professeur, qui me la donne en partant d’un éclat de rire, en m’indiquant le chemin à suivre pour Chippewa Park, là où Forrest Gump racontait sa vie, juste devant le Savannah Theatre et ses néons très années cinquante: «La démocratie ne doit pas être une boîte de chocolats. Surtout pas. On doit absolument savoir ce qu’on y trouve. Et les politiciens qui contestent le résultat des urnes n’y ont pas leur place.»
Prochain épisode: A Mar-a-Lago, Trump est Dieu, ni plus ni moins.