Allemagne, l'année zéro? (1/3)
«On se sent violés par Trump et Musk, nous les Allemands»

Ils ont moins de trente ans et voteront aux législatives ce dimanche 23 février. Ils savent qu'Elon Musk soutient l'Afd, le parti d'extrême-droite. Pour ces jeunes de Nuremberg, la ville du procès des Nazis en 1945-1946, le milliardaire américain «viole» l'Allemagne.
Publié: 20.02.2025 à 14:34 heures
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Dernière mise à jour: 20.02.2025 à 18:09 heures
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Pour la jeunesse allemande qui vote écolo (ici au Congrès des Verts à Berlin en janvier), les ingérences de Musk sont inacceptables.
Photo: Getty Images
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Richard WerlyJournaliste Blick

Un viol. Le mot est fort. Il est pourtant venu dès nos premiers échanges dans la bouche de Patrick Weiter, 26 ans, étudiant en marketing à l’Université de Nuremberg. «Pour nous, les Allemands, voir Elon Musk, l’homme le plus riche du monde et le vice-président J.D. Vance, nous donner des leçons de démocratie, et soutenir l’AfD, c’est plus qu’un choc. Une sorte de viol, oui, on peut dire ça…»

J’ai croisé Patrick à la sortie de la bibliothèque du département d’économie de son université, où une bonne partie des sièges, ce mardi 18 février vers 19 heures, sont occupés par des étudiants d’origine asiatique: indiens, pakistanais, indonésiens, chinois… Je débarquais d’une demi-journée d’échanges avec les responsables du Mémorial de Nuremberg, le musée ouvert au public au Palais de Justice de la ville, là où furent jugés 24 des principaux criminels de guerre nazis, entre le 20 novembre 1945 et le 1er octobre 1946.

Le fantôme de Hitler

Nuremberg, en Bavière, ou la ville symbole de ce passé allemand qui pèse toujours comme un couvercle sur la République fédérale, réunifiée depuis octobre 1990. Hitler la considérait comme le sanctuaire du national-socialisme et son parti, le NSDAP, y organisait chaque année une parade destinée autant à impressionner ses partisans qu’à terrifier ses adversaires. Puis la Seconde Guerre mondiale l’a transformé en ruines.

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Au musée de la ville, au pied du Burg, le palais princier qui fut l’un des sièges du pouvoir sous le Saint Empire Romain Germanique, une maquette montre l’ampleur des destructions en 1945. Un cimetière de pierre. Un spectacle similaire à celui des villes d’Ukraine détruites aujourd’hui par les bombardements russes: «Notre génération est peut-être moins obsédée par Hitler que les précédentes reconnaît Patrick. On n’a pas grandi avec la mémoire de l’Holocauste, comme nos parents. Mais comment ne pas y repenser lorsqu’on regarde ce qui se passe autour de nous…»

Faculté d'économie

Je m’aventure dans les couloirs de la faculté d’économie. De grandes affiches y présentent le programme de la «journée de l’emploi» organisée mercredi 19 février, au Nuremberg Messe, le Palais des Congrès de la ville, deuxième métropole de Bavière après Munich. Je regarde autour de moi: plusieurs étudiants asiatiques échangent sur les escaliers. Logique. Jusqu’à ces dernières années, l’économie de la République Fédérale vivait au rythme de ses exportations: automobiles, machines-outils, électroménagers.

Nuremberg est d’ailleurs l’un des fiefs du géant allemand Siemens, en particulier pour ses activités médicales. Martin Damerow est journaliste au Nuremberg Nachrichten, le quotidien régional: «Vous pouvez ajouter à Siemens tout le secteur de la sous-traitance automobile, mais aussi les équipementiers sportifs Adidas et Puma. Nuremberg est intégrée dans le commerce mondial». Logique donc, d’ouvrir les portes de l’université aux partenariats internationaux: «Mon objectif, en arrivant ici, était de comprendre ce qui fait le succès incroyable de l’Allemagne sourit Jiang, une jeune étudiante chinoise venue de Shanghai. Est-ce que je l’ai compris? Laissez-moi encore un peu de temps…»

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Ce temps, lui, Elon Musk et J.D. Vance ne l’ont pas laissé aux Allemands. Dès l’investiture de Donald Trump le 6 janvier à Washington, les deux hommes ont verrouillé leur cible européenne: l’Allemagne, en campagne électorale pour les législatives de ce dimanche 23 février. Le pays protégé des Etats-Unis par excellence. Cette République fédérale qui doit tout, pour sa sécurité et sa défense à l’armée américaine, depuis 1945. Laquelle conserve plusieurs très grandes bases sur son territoire, et près de 20 000 soldats.

J.D. Vance et Alice Weidel

Objectif de la nouvelle administration Trump? Interférer dans la campagne électorale. Afficher un soutien maximal à l’Alternative für Deutschland, l’Afd, le parti d’extrême-droite, crédité d’environ 20% dans les sondages. Musk a plusieurs fois échangé sur son réseau X avec sa candidate à la Chancellerie, Alice Weidel. Vance a dénoncé les soi-disant limites à la liberté d’expression lors de la conférence sur la sécurité de Munich, le 14 février. «On a tous ressenti un sentiment de honte en les écoutant complète le journaliste Martin Damerow. Honte de voir notre allié protecteur nous lâcher en direct pour Poutine. On s’est senti souillés, salis»

Patrick, l’étudiant en marketing, montre sur un mur l’affiche de Rebecca Lenhardt, l’une des candidates des Grünen, le parti vert allemand, pour Nuremberg. Lui et ses amis ont honte pour autre chose: l’abandon de la cause climatique par l’argent-roi, et les trahisons des géants de la tech, dont Musk. «Ici, on est nombreux à s’être mobilisés pour le climat. On a manifesté. J’emportais des pancartes avec moi quand j’étais au gymnase (lycée) Dürer, pas loin d’ici.»

«A quoi cela a servi? Interroge-t-il Voilà Trump et tout bascule. Je crois beaucoup plus à la technologie qu’à la politique. C’est pour ça que je m’estime trahi, violé par Musk. J’ai applaudi lorsque son usine géante Tesla a ouvert près de Berlin. Ses fusées, ses satellites, tout ça, j’y croyais. Or en fait, on découvre que seuls le pouvoir et le profit l’intéressent, pas l’humanité et notre avenir. Pour Trump comme pour Musk, l’AfD est un cheval de Troie. Ils veulent le faire entrer au gouvernement pour tout casser: nos règles, nos normes, notre protection sociale.»

Les sondeurs allemands sont toutefois inquiets. Tout ce qui dit ou fait Elon Musk sur son réseau X a un retentissement très difficile à quantifier. On sait déjà que dans les Länder de l’est, dans l’ancienne RDA, le parti d’extrême droite va sans doute dépasser les 30%. Alors, en Bavière, au cœur de l’Allemagne industrieuse, prospère, mais terrifiée par le changement de modèle qu’impliquent l’abandon du gaz russe pas cher, et l’intégration compliquée de millions d’immigrants depuis 2015?

L’effet Musk

«Il y aura un effet Musk juge un diplomate allemand en poste à Paris. Je parie sur un score plus élevé pour l’AfD, du genre 25 à 26%. Il y a les Allemands qui se sentent violés, mais il y en a beaucoup d’autres qui associent Trump et Musk à la réussite. Ils se disent que, de toute façon, les Etats-Unis ont raison. Ils voient le Président et le milliardaire comme les défenseurs d’une identité occidentale, blanche, menacée. Chez les jeunes peu qualifiés, accros aux vidéos sur leurs portables, ça peut marcher. Un chef, une discipline, l’immigré comme ennemi déclaré… Ça réveille d’affreux fantômes, mais cette génération s’en fout».

La nuit est tombée sur les locaux de l’Université de Nuremberg. Les remparts de pierre de cette ville fortifiée, prisée des touristes pour son marché de Noël, sont noyés dans le brouillard et dans le froid. J’accompagne de jeunes colleurs d’affiche pour la CDU, le parti Chrétien-démocrate (droite) dirigé par Friedrich Merz, l’ancien patron du fonds Black Rock, donné favori pour remplacer Olaf Scholz à la Chancellerie.

Silvia, 32 ans, n’aime pas Merz qu’elle dépeint comme un «technocrate de la finance obsédé par l’immigration». Elle colle et distribue ses tracts par fidélité au ministre-président de Bavière, le chrétien-démocrate Markus Söder, originaire de Nuremberg. Musk, Trump, Vance et l’AfD? «Ce ne sont pas des violeurs dit-elle. Je parlerai plutôt de voleurs. Être de droite pour ces gens-là, ce n’est pas défendre des valeurs libérales, mais des intérêts, c’est détester l’autre, accaparer le plus possible de ressources. Or la culture allemande, c’est celle de l’ordre et de la responsabilité, pas celle du Far-West et du rapport de force égoïste».

Record pour l’AfD en Thuringe

L’universitaire suisse Gilbert Casasus connaît très bien l’Allemagne. Il a étudié à Iéna, en Thuringe, à trois heures de train de Nuremberg. Dans ce Land, l’AfD a atteint 30,5% aux élections régionales de septembre 2024. Un record. Mais l’extrême droite y demeure dans l’opposition, face à une coalition de la droite, de la gauche et des Verts.

«Ce qui m’inquiète, c’est la capacité des Allemands, même violés par leur meilleur allié américain, à ne pas se remettre en question. Leur réflexe est toujours de rejeter la faute sur les autres, de se voir comme victimes. Je le vois chez les étudiants allemands que je connais. Ils ne sont pas différents de leurs parents sur ce point. La tentation est de se plier à la volonté du plus fort, pas de se rebeller. Ils sont outragés, mais loin d’être libérés».

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