Comment va l’Allemagne? Une partie de la réponse à cette question cruciale pour l’Europe et pour la Suisse viendra des élections régionales organisées ce dimanche en Saxe et en Thuringe. L’AfD, le parti d’extrême droite, est en tête des sondages et pourrait l’emporter. Ce qui inquiète l’universitaire suisse Gilbert Casasus, fin connaisseur du pays et spécialiste de la politique européenne.
Gilbert Casasus, vous arpentez souvent l’Allemagne. Vous étiez encore récemment dans les Länder de l’Est dont deux – la Saxe et la Thuringe – votent ce dimanche. Ce pays que vous aimez est malade?
Mon inquiétude vient du fait que l’Allemagne se croit être bien mieux portante qu’elle ne l’est en réalité. Sur beaucoup de plans, et non seulement économique, c’est un pays qui stagne. C’est là que le bât blesse. Persuadée d’être au-dessus du lot, elle impose ses décisions et vues au reste de l’Europe avec les conséquences que l’on connaît: une Europe qui marche mal. Le jour où l’Allemagne aura compris qu’il n’y a plus de modèle allemand en Europe, l’Europe ira beaucoup mieux. C’est stupide, naïf, mais les faits sont têtus.
Parmi les faits, il y a cette fracture entre l’Est et l’Ouest de l’Allemagne. Elle demeure une blessure politique. Pourquoi l’AfD, le parti d’extrême droite, est-il si fort en Saxe et en Thuringe, où on le donne favori pour gouverner?
La Saxe et la Thuringe, comme tous les Länder situés sur le territoire de l’ancienne RDA, sont économiquement moins favorisés. Mais, cela n’explique pas tout. Si l’AfD réussit à réunir sous son nom les frustrations des Allemands de l’Est, c’est qu’elle bénéficie aussi de certains facteurs dont il ne faut pas sous-estimer l’importance et l’influence. L’Allemagne de l’Est, à l’exception notoire des bassins industriels de la Saxe et de Berlin, fut historiquement l’une des régions les plus nazies. De plus, elle est beaucoup moins urbanisée que ne le sont les anciens Länder de l’Ouest. On y trouve de nombreuses contrées rurales et des villes petites et moyennes. Celles-ci sont nettement moins ouvertes envers l’extérieur et donc, plus xénophobes. Elles offrent un terreau de prédilection à l’extrémisme de droite.
Vient enfin une autre raison dont peu d’observateurs tiennent compte. L’Est de l’Allemagne a une présence ou possède une culture luthérienne qui, au nom du pouvoir divin ou supérieur (Obrigkeitsdenken), accorde toujours sa préférence à l’autoritarisme face au libéralisme philosophique. Enfin, et ce n’est là que la conséquence logique de ce qui précède, les Allemands de l’Est veulent plus d’égalité sociale, ce qui est compréhensible, mais également moins d’étrangers. Ils refusent de prendre conscience d’une règle incontournable: pour compenser la perte d’environ 3 millions d’habitants sur leur territoire (ex-RDA) depuis l’unification de 1990, ils doivent obligatoirement accueillir plus d’étrangers, condition sine qua non pour pallier leurs déficits économiques et sociaux.
A gauche, une femme incarne l’Allemagne qui dit non à l’Occident face à la Russie, et non à l’Union européenne en matière d’immigration: Sahra Wagenknecht. Pourquoi est-elle si populaire?
Le succès de Sahra Wagenknecht est la traduction d’une nostalgie non romantique de la République démocratique allemande. Trente-cinq ans après la chute du Mur de Berlin, sa force est d’incarner un sentiment identitaire pro-RDA, beaucoup plus profond que l’on aurait pu l’estimer il y a encore quelques années. Les citoyens de l’Est ne veulent pas une nouvelle division de l’Allemagne, mais ils sont animés par l’idée «qu’on leur a volé la RDA», sachant par ailleurs que beaucoup ne l’ont pas connue, voire seulement comme jeunes, adolescents ou enfants! De toute façon, ceux-ci n’avaient jamais été au levier du pouvoir de la République démocratique allemande.
Sahra Wagenknecht joue avec brio cette partition de l’héritage de la RDA. Elle en connaît toutes les gammes et ne se prive pas de les dérouler à l’unisson d’un électorat de plus en plus enthousiaste: amitié avec la Russie et le peuple russe, opposition féroce à l’Occident, coupable selon elle de la guerre en Ukraine, rejet de l’OTAN, mais aussi de l’UE. Sahra Wagenknecht se présente comme la porte-parole de la paix, ce qui n’est pas sans rappeler la propagande de la RDA, havre de paix européen autoproclamé, contre le camp de la guerre, avec comme fer de lance la RFA. Elle s’inspire enfin du modèle stalinien du culte de la personnalité. Dans quel pays démocratique européen, un parti politique porte-t-il le nom de son dirigeant ou de sa dirigeante? C’est affligeant! Sa pensée est sociale-nationaliste, ce qui est très inquiétant pour la gauche allemande et européenne.
Les prochaines élections législatives allemandes auront lieu en septembre 2025. Que peut-on en attendre?
Lors des prochaines élections au Bundestag, le parti conservateur CDU et son allié bavarois de la CSU ont de grandes chances de retrouver le chemin du pouvoir. La CDU de Friedrich Merz l’emportera-t-elle sur la CSU du Bavarois Markus Söder? C’est à voir. Le premier est peut-être un peu plus libéral, mais presque exclusivement sur les plans économique et financier. Son modèle est plus anglo-saxon que ne l’est celui de son concurrent de la CSU.
En tout état de cause, l’Allemagne sera plus à droite qu’elle ne l’est aujourd’hui. Plus autoritaire, elle continuera d’inquiéter ses voisins, dont la Suisse, si elle continue d’imposer sa ligne à ses partenaires. Mais la question que tout le monde a en tête est celle du futur rôle de l’AfD. L’extrême-droite deviendra-t-elle incontournable? Que feront le parti social-démocrate SPD au pouvoir et ses alliés Verts et libéraux de la coalition sortante? Il n’y a pas, à ce stade, de «front républicain» à la française en Allemagne! Va-t-il naître en 2025, pour contrer cette menace?