Incroyable. Presque impensable. Dressée vers le ciel bleu azur du Texas, dans le sifflement des câbles et les nuages de sable soulevés par le vent, la rampe de lancement des fusées Starship est juste devant moi. Là. A moins de cent mètres.
John, l’un des admirateurs d’Elon Musk basé désormais en permanence ici, dans son camping-car délabré stationné sur la plage de Boca Chica, m’a proposé de le suivre à travers les dunes. Partout, sol sablonneux et roseaux sont parsemés de morceaux de béton et de goudron projetés par le dernier vol, le 19 novembre 2024. J’ai encore de la peine à y croire. Elon Musk, l’homme le plus riche du monde, mène sa guerre des étoiles à visage presque découvert. Au su et au vu de tous. Loin, bien loin des mesures de sécurité drastique de la NASA, l’agence spatiale gouvernementale américaine, sur son site de Cap Canaveral, en Floride.
Mars, dans dix ans
«Tu verras, on y sera dans dix ans. Mars est à notre portée. S’il le faut, nos astronautes vivront pendant des années sous terre avant de se risquer à la surface. On creusera. On vivra comme des rats. Mais on sera les premiers. La planète rouge ne résistera pas à Elon.» John, cheveux drus poussiéreux, casquette rouge vissée sur le crâne, est un de ces «geeks» qui serait prêt à se porter volontaire pour l’enfer spatial si Elon Musk le lui demandait. Son voisin Pete, lui, nettoie chaque jour les caméras qui, 24 heures sur 24, relaient les images en direct du site sur la chaîne Youtube NASA Space Flight, qui n’a rien à voir avec le gouvernement américain.
Toute la stratégie spatiale et commerciale du milliardaire est résumée par ce paysage, dans ces confins du Texas où, dans quelques années, cinq rampes de lancement se trouveront côte à côte, contre une seule actuellement (et une autre en construction). Ne jamais hésiter à casser. Prendre tous les risques. Discréditer le concurrent – la NASA – même s’il est aussi son indispensable client. Bref: avancer sur l’autoroute de l’espace à toute allure. En respectant le moins de règles et de normes possibles. Et en justifiant tous ces actes par le même refrain: la technologie au service de la liberté et de la puissance «made in USA».
Mars ou l’IA
Mars. Ces quatre lettres sont celles dont Elon Musk rêve le plus. Ces biographes et les journalistes américains jurent pourtant que le futur co-patron du DOGE (Le Department of Government Efficiency qu’il dirigera avec Vivek Ramaswany) veut, en fait, surtout dominer le futur marché de l’intelligence artificielle.
Le 24 décembre, le New York Times a encore fait sa «Une» sur la nouvelle étape franchie en la matière par le propriétaire du réseau social X, dont il se sert ces jours-ci sans vergogne pour attaquer les gouvernements britanniques et allemands. «L’entreprise xAI d’Elon Musk obtient un nouveau financement de 6 milliards de dollars […] Le milliardaire, qui dirige également d’autres entreprises, dont Tesla, X et SpaceX veut à tout prix rattraper son retard, grâce à son supercalculateur basé à Memphis» notait, à la veille de Noël, la journaliste Kate Conger. Soit. Mais rien ne vaut Mars, cette planète sur laquelle il a juré d’être le premier à poser une fusée.
Le pari fou de Space X, version Elon Musk
Huitième lancement
Ces jours-ci, les allers-retours des énormes camions chargés des modules indispensables au septième lancement de Spaceship, prévu à la mi-janvier, retiennent l’attention de tous les experts. Pour eux, c’est dans l’espace que Musk gagnera ou échouera. S’il l’emporte, Boca Chica sera la base numéro un du futur ravitaillement sur Mars, où le plus rapide des futurs vols durera au moins 260 jours (contre trois jours pour retourner sur la Lune).
Un ingénieur de Starbase, recommandé par un contact à Brownsville, la ville voisine, accepte finalement de sortir des bâtiments sécurisés du site pour répondre à mes questions. Une précision d’emblée: aucun vol habité ne partira d’ici. Les futurs astronautes continueront de décoller de Cap Canaveral, où tous les dispositifs de sécurité existent pour leur évacuation. «Ici, c’est un peu la future base Fedex de la planète Mars. On enverra les colis. A terme, plusieurs vols décolleront par mois, complète notre interlocuteur. Vous êtes dans la partie cargo du futur aéroport spatial.»
J’essaie de cuisiner le scientifique. Nous sommes tous deux sous l’immense fresque qui domine l’entrée de Starbase. Elon Musk était-il sérieux lorsqu’il a proposé, en 2025, de faire exploser des bombes atomiques sur Mars pour la rendre habitable? «L’idée de réchauffer la calotte glaciaire de cette planète pour produire de l’eau est très scientifiquement étudiée. Ce n’est pas l’initiative d’un docteur Folamour» me répond-il. Au loin, les coffrages aluminium des fusées, qui servent à les transporter vers le site de lancement, reflètent le soleil texan. A chaque tir, tout doit être dégagé dans un rayon de plusieurs kilomètres. Les projections de pierre ou de ciment pourraient être mortelles, et la chaleur des «boosters» carbonise le sol sur des centaines de mètres carrés.
Retrouvez le sixième essai de Starship
Lorsqu’il est venu sur le site le 19 novembre, après avoir atterri à l’aéroport de Brownsville South Padre, Donald Trump a observé le spectacle à environ 5 kilomètres, dans la tour de contrôle protégée de SpaceX. Malchance. Le sixième essai a raté son retour. Au lieu de retomber pile sur le pas de tir «Mechazilla», saisie par d’immenses bras métalliques de part et d’autre de la rampe de lancement, la fusée s’est abîmée en mer, dans un lieu préalablement déterminé. Jusque-là, seul l’essai N° 5, en octobre, a réussi cette prouesse sur laquelle Elon Musk mise pour dominer l’espace à moindre coût.
Le duel Space X-Ariane
L’argent justement. D’où vient-il? Silence radio chez l’ingénieur de Space X, pressé de retourner à l’intérieur de Starbase. Elon Musk, en revanche, a déjà fait le calcul. Selon lui, le coût d’un vol effectué par la fusée Starship sera, à terme, d’environ 2 millions de dollars. Deux millions contre 85 millions d’euros par lancement pour la fusée européenne Ariane 6.
Du bluff? Musk promet que ce chiffre sera tenu. Il affirme inclure dans cette somme les coûts opérationnels, comme le prix du carburant (environ 900'000 dollars) pour permettre au lanceur d’arriver en orbite, toujours selon Elon Musk. A l’intérieur du vaisseau-container? 100 à 150 kilos de charge utile. Contre onze tonnes pour Ariane 6. Faites le calcul: entre dix et quinze mille dollars le kilo expédié dans l’espace par Space X contre sept à dix mille euros pour Ariane 6 en théorie. Mais avec, pour Space X, beaucoup plus de rotations et de flexibilité.
Les chèques de la NASA
Et l’argent donc? En partie payé par ce gouvernement qu’Elon Musk a promis de démanteler, affirmant que son futur Département pourrait couper jusqu’à 2000 milliards de dollars de dépenses publiques par an, sur les 6'000 milliards du budget fédéral américain. Dernière preuve: le contrat octroyé par la NASA à Space X pour 2,9 milliards de dollars afin de construire un vaisseau spatial pour son programme Artemis, destiné à renvoyer des astronautes sur la Lune. Ses concurrents, la société de Jeff Bezos Blue Origin (associés aux géants de l’aéronautique Lockheed Martin et Northrop Grumman), et l’entreprise de défense Dynetics ont été écartés.
En juin 2024, la NASA avait déjà prolongé le contrat octroyé à Space X en 2014 pour permettre à l’entreprise de développer de nouveaux vaisseaux de ravitaillement vers la Station spatiale internationale. Neuf missions sont prévues jusqu’en 2028.
La guerre des étoiles n’est pas encore gagnée. Mais elle est financée. Par cet État que l’homme le plus riche du monde veut dépouiller, ou presque, de tous ses autres attributs.
Prochain épisode: l’homme qui fait trembler Washington (et l’Europe).