La marque du destin se niche dans les détails. Le 8 novembre 1892, un immigrant allemand tout juste naturalisé américain se présente devant son bureau de vote de Seattle, à l’ouest des États-Unis. Crée trois ans plus tôt, le nouvel État de Washington se prononce, pour la première fois de son histoire, sur le futur locataire de la Maison-Blanche. Le tout nouveau détenteur d’une carte d’identité américaine a bien failli ne pas pouvoir voter.
Son nom, Trump, a été orthographié Trumpf par les services d’immigration de New York. Refoulé, il menace de déposer plainte et peut finalement déposer son bulletin dans l’urne. Frederick Trump, né Friedrich Drumpf à Kallstadt, en Bavière, se targue ensuite auprès de ses amis d’avoir fait le bon choix. Son candidat, le démocrate Grover Cleveland, est le premier président des États-Unis à avoir réussi à se faire élire une seconde fois, après sa défaite à l’issue de son premier mandat. Une prouesse qu’un seul homme réussira après lui, le 5 novembre 2024: Donald J. Trump, l’un des petits-fils de Frederick…
Un morceau d’histoire
Cette anecdote familiale ne dit rien sur l’extraordinaire victoire acquise dans les urnes par le désormais 47e président des États-Unis. Mais beaucoup de personnalités invitées ces dernières années à Mar-a-Lago, le golf que Donald Trump possède à West Palm Beach, en Floride, ont confirmé que leur hôte aime s’attarder sur ce morceau d’histoire. Magnat de l’immobilier à New York, star de la téléréalité, milliardaire mondialement connu, 45e président des États-Unis élu contre Hillary Clinton en 2016, le petit-fils de Frederick Trump a toujours autant besoin de prouver son «américanité».
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Les historiens de sa famille savent qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, son père Fred Trump Jr, connu pour ses sympathies d’extrême droite durant l’entre-deux-guerres, a faussement déclaré que sa famille était d’origine suédoise. «Mieux pour faire des affaires avec les juifs», commente à son propos l’un des personnages du film «The Apprentice», sorti en pleine campagne présidentielle américaine. La réalité est beaucoup plus complexe. «Trump a toujours fait un énorme complexe», juge l’éditorialiste du «New York Times» Peter Baker, auteur le 7 novembre d’un article intitulé «A comeback that tells us who we are» (Un retour qui dit ce que nous sommes). «Il a toujours eu soif d’Amérique. Il a toujours voulu incarner le rêve américain.»
Rêve exaucé
Ce rêve est aujourd’hui exaucé. En version XXXXL. Car le Donald Trump de 2024 colle beaucoup plus à son pays que celui de 2016. En huit ans, dont quatre à la Maison Blanche, et quatre autres passés à ne jamais accepter sa défaite face à Joe Biden, le nouveau «president elect» a corrigé tous les aspects de sa personnalité qui le rattachaient à son passé de promoteur et de New-Yorkais.
Durant sa première campagne, le candidat emploie à tour de bras le mot «schmuck» (stupide), un terme issu du Yiddish très usité dans l’argot de la métropole, pour désigner tous ceux qui lui déplaisent. Rien de tout ça en 2024. Sa cheffe de campagne qu’il vient de désigner «Chief of staff» (secrétaire générale) de sa future présidence, Susie Wiles, a purgé son vocabulaire. Et ce, sans en avoir l’air, car son look lui n’a pas bougé, Trump a radicalement changé: «Il est devenu une éponge. Il renvoie aux Américains leur image. Ils sont grossiers? Lui aussi. Ils ont peur des Haïtiens et de leur vaudou? Lui aussi. Ils veulent avant tout de l’argent? Il ne parle plus que de leurs fins de mois», estimait récemment son ancien avocat Michael Cohen, devenu l’un de ses plus farouches ennemis.
Le syndrome «Hillbilly»
Le Donald Trump de 2016 était un homme d’affaires à succès, vantard, qui secouait l’establishment et surfait sur la détestation des élites démocrates urbaines incarnées par Hillary Clinton. Celui de 2024 est un «félon» plusieurs fois condamné par la justice, mais réinventé en «hillbilly» (plouc) qui a fait fortune et évite désormais d’en rajouter dans le clinquant. Quelques mots d’explication sont nécessaires. Les «Hillbillies» sont, aux Etats-Unis, les travailleurs pauvres, agricoles ou industriels, des États du Midwest. Ils vivent souvent dans des maisons délabrées, et constituent les hordes de clients des grandes surfaces comme Walmart ou Cosco.
Dans leurs comtés ruraux, où les centres des bourgades sont désertés, l’unique lieu de sociabilité est souvent la station-service. Leur histoire a été racontée avec succès, dans un livre autobiographique, «Hillbilly Elegy», par un Sénateur de l’Ohio, J.D Vance. Bingo! C’est cet homme âgé de 40 ans que Trump a choisi comme colistier. Une personnalité à des années-lumière du très religieux Mike Pence, son vice-président qu’il déteste depuis son refus d’invalider le résultat des élections de 2020. C’est la «peau de Pence» que les assaillants du Capitole, le 6 janvier 2021, voulaient mettre à leur tableau de chasse.
Ce qui a changé, chez Trump, n’est pas vestimentaire. Même costume bleu. Même cravate rouge criante. Ni ses manières, toujours aussi brutales. Ni ses attaques, mêlées d’insultes, de mensonges et de coups bas personnels contre son adversaire, Kamala Harris, présentée comme une idiote. C’est dans la tête de Trump que les choses ont changé. «En 2016, Trump ne croit pas à sa victoire. Il veut faire fructifier sa marque. Il est le type qui tire le signal d’alarme d’une Amérique qui, selon lui, s’enfonce dans le précipice raconte l’essayiste JJ Schwarz, qui a écrit pour lui son livre «L’art de la négociation» (Ed. Archipel). En 2024, il est le sauveur, investi d’une mission quasi divine, et encore plus depuis la tentative d’assassinat dont il a réchappé. Il doit sauver les Américains en danger.»
Ines Flax, une septuagénaire hispanique de Miami Beach, fait partie des grands gagnants du 5 novembre. Son comité républicain, ultra-trumpiste, a réussi à faire basculer le Comté de Dade, historiquement démocrate, vers les républicains. Pourquoi? «Parce que Trump ressemble maintenant aux électeurs. Les employés modestes qui travaillent dur l’entendent parler des migrants, d’efforts, de factures. Les bourgeois fortunés retiennent ses propositions de baisser les impôts. Les jeunes ont en tête son association avec le milliardaire Elon Musk.»
Moins de gens bizarres
C’est un fait. Le Trump de 2016 était entouré de «weirdos», des activistes «bizarres» au cynisme en bandoulière. Steve Bannon, le théoricien d’extrême droite, lui collait aux basques. Le lobbyiste Roger Stone, 72 ans, consultant sur Fox News, se répandait dans les médias. Tout ça est terminé, même si ce dernier était présent lors de son discours du 5 novembre en Floride.
Susie Wiles a tout verrouillé. Même les enfants de Trump sont restés discrets, pour le moment du moins. Les trois noms qui se détachent, outre JD Vance, sont Tucker Carlson, le polémiste qui a interviewé Poutine, Elon Musk, le patron de Tesla et Space X, et Vivek Ramaswany, candidat battu aux primaires républicaines. Un intellectuel réactionnaire. Un génie de la tech libertarien. Un entrepreneur, fils d’immigrés indiens. Un bien meilleur portrait de l’Amérique, de ses blessures et de son avenir.
Comme les Rockefeller
La famille justement. Là aussi, Trump a évolué. Son obsession reste toujours d’installer durablement les siens au sommet du pays. «Comme les Rockefeller ou les Kennedy», commente le journaliste Bob Woodward, auteur de «War», une plongée fascinante dans les coulisses de l’administration Biden.
Woodward a révélé en 1974 le scandale du Watergate qui conduisit Nixon à démissionner. Il a interviewé Trump une dizaine de fois. Il a mis en garde, lors d’un podcast du Washington Post, contre un portrait trop daté du président élu, comme celui brossé par le film «The Apprentice». «Le Trump du film est ignorant des élites new-yorkaises. Il ne fait que payer pour gravir l’échelle sociale. Il s’achète des faveurs. Or aujourd’hui, Trump fait le contraire. Il distribue. Il redoute d’être perçu comme un potentat familial. C’est lui, toujours lui, seulement lui.»
Un martyre
Un nom sort du lot, au sein de ses enfants. Celui d’Eric Trump, second fils du milliardaire et de sa première épouse Ivanna. Contrairement à Donald Trump Jr, son frère aîné, Eric n’a pas participé à la campagne. Il gère l’empire immobilier, la marque, les investissements toujours en cours.
Or ce qu’il disait, en octobre, au Wall Street Journal révèle la mutation de son père: «Ils s’en sont pris à nous. Ils l’ont destitué deux fois, et ensuite, les gars, ils ont essayé de le tuer. Ils ont essayé de le tuer, et c’est à cause du parti démocrate.» Le message? Son paternel est un martyre, après l’attentat qui a failli lui coûter la vie le 13 juillet à Butler, en Pennsylvanie. Donald Trump s’est d’ailleurs mis à prier en public lors de ses meetings. Les images de Saint-Georges terrassant le dragon ont fait florés durant la fin de campagne. L’épouse de Eric, Lara, est coprésidente du parti républicain. «Le Trump de 2024 est moins impulsif, plus organisé et tout s’en ressent», admet Ines Flax, la militante de Miami.
Il y a un manque dans tout ça. Un grand manque: les femmes. L’entrée de Susie Wiles dans le premier cercle trumpiste cache mal la profusion d’hommes forts dans l’entourage du président dont l’épouse Mélania, reste de plus en plus en retrait. Ceux qui connaissent le couple estiment que ses phrases favorables au droit à l’avortement dans son livre «Melania», ont jeté encore un peu plus le froid dans leurs appartements de Mar-a-Lago et de la Trump Tower, à New-York.
Mais là aussi, le calcul n’est pas loin. Donald Trump connaîtra à la fin novembre sa peine dans l’affaire de l’argent versé à une star du porno, Stormy Daniels, pour laquelle il a été déclaré coupable par un tribunal de Manhattan. Alors, mieux vaut ressembler aux Américains qui l’ont élu. Le Trump de 2024 était le candidat des chefs de famille, des époux qui tiennent la main de leurs femmes jusqu’à l’isoloir, des électrices ulcérées par les déviations «woke» du féminisme. C’est de justesse que son entourage, affirme le «New York Times», a obtenu qu’il ne soit pas plus offensif sur les restrictions à l’avortement pour plaire aux ultra conservateurs, restant finalement sur la ligne «Aux États de décider».
L’ancêtre Frédérick Trump
Son lointain et unique prédécesseur, capable de gagner la présidence à un mandat d’intervalle, Grover Cleveland, avait, il est vrai, tranché la question lors de son retour victorieux, fêté tard dans la nuit par l’ancêtre Frederick Trump. A l’époque, les femmes ne votaient pas (il faudra attendre 1920): «Les femmes raisonnables et responsables ne veulent pas voter. Les positions respectives de l’homme et de la femme dans l’élaboration de notre civilisation ont été assignées il y a longtemps par une intelligence supérieure à la nôtre.»