Il ne faut pas aller à Brownsville, à l’extrême sud du Texas. Non, il ne faut vraiment pas marcher sur les trottoirs des rues encore miteuses du chef-lieu du Comté de Cameron, adossé à la frontière mexicaine, si vous pensez qu’Elon Musk est un danger public pour les États-Unis, et pour les démocraties occidentales.
Pourquoi? Parce qu’ici, le long du fleuve Rio Grande, tout le monde voit en «Elon» un génie, un sauveur, et l’incarnation indiscutable du nouveau rêve américain. Logique: Brownsville vit depuis dix ans une ruée vers l’or qui doit tout à l’homme le plus riche du monde, devenu le meilleur allié de Donald Trump. «Je ne serai pas surpris qu’un jour, on vote pour se rebaptiser Muskville» rigole Dimitri, l’homme à tout faire d’origine russe du Cameron Hôtel, l’auberge centenaire de la ville que ses propriétaires affirment être sur le point de revendre à Starbase, le site de lancement spatial d’Elon Musk, situé à une trentaine de kilomètres plus au sud.
Accusé n°1
Elon Musk est, depuis le 5 novembre 2024, en position d’accusé mondial n°1. A juste titre. Ses messages postés sur son réseau social X pour dénoncer les agissements de l’État fédéral américain (que Donald Trump lui a demandé de réformer, à la tête d’un futur Department of Government Efficiency ou DOGE) prouvent sa totale indifférence aux conflits d’intérêts, lui dont plusieurs entreprises vivent de commandes publiques. Ses appels à faire tomber le gouvernement travailliste britannique, sa tribune publiée dans «Die Welt» en faveur de l’AfD, le parti d’extrême-droite allemand, témoignent de son mépris pour les élections, et de sa volonté d’interférence.
Bref, Elon Musk fait peur. Sauf aux Texans de Brownsville comme Peter, attablé au comptoir de l’une des «cantinas» Mexicaines ouvertes dès l’aube pour les travailleurs de Starbase: «Elon Musk n’est pas dangereux, il ne fait peur qu’aux incapables. Vous pensez qu’un apprenti dictateur viendrait s’installer ici, au fin fond du Texas, où l’on est prêt à se battre les armes à la main pour défendre nos libertés ?»
Le buste d’Elon
J’avais en tête une autre image lorsque Peter, fin novembre 2024, m’a parlé de sa défense des libertés, avant de me raccompagner jusqu’à mon «truck», le pick-up Chevrolet de location récupéré à l’aéroport de San Antonio. Je croyais voir une scène de «Civil War», le film qui montre des États-Unis en sang, où la Californie et le Texas mobilisent une armée pour destituer le président à Washington.
Il faut dire que je revenais juste de la fameuse Starbase, dans les marécages asséchés de Boca Chica, au bord du Golfe du Mexique. Je venais de photographier, en plein désert, un énorme buste en résine de Musk, financé par une association de fans. Puis de buter, un kilomètre plus loin, sur un cube de béton flanqué de son effigie. Pas besoin d’être un apprenti dictateur. A Brownsville où un restaurant franco-américain vient d’ouvrir pour accueillir les cadres expatriés du site spatial, et où la fondation Musk inonde les écoles locales et les bibliothèques de dollars, «Elon» est déjà le patron.
De Brownsville à Boca Chica
Le plus intéressant est de comparer les visions. A Brownsville comme à Boca Chica, personne ne parle des saillies politiques du milliardaire. Encore moins de sa détestation des élites traditionnelles américaines ou européennes, très bien documentées par son biographe Walter Isaacson dont je trimbalais le bouquin avec moi, sur la banquette arrière du pick-up, dans l’espoir d’identifier quelques endroits. Rien à foutre de l’Europe et de ses tourments démocratiques.
Dans ce Comté de Cameron où plus aucun journal imprimé n’existe, et où les électeurs ont pour la première fois de leur histoire voté républicain le 5 novembre, seule compte sa réussite. Ses dollars. Ses fusées. Cette reconquête de la Lune demain et l’assaut sur Mars après-demain, qu’Elon Musk a juré d’orchestrer depuis Boca Chica. Avec toutes les retombées économiques, technologiques et financières imaginables.
Des tonnes de revanche
«Elon Musk a des tonnes de revanche à prendre. Normal que vous ne puissiez pas le comprendre. Nous, on peut. Parce que l’Amérique c’est ça. On ne passe pas notre temps à réfléchir. On agit. On avance toujours plus ou moins pour se venger de quelque chose: notre enfance, les brimades, nos souffrances». John est instituteur dans une école privée protestante des faubourgs de Brownsville. Il m’a charrié d’emblée en voyant la couverture de la biographie d’Elon. «Si vous voulez le rencontrer, c’est trop tard, il était là semaine dernière». Bon type. Un air de Forrest Gump, le héros américain de cinéma pour qui la vie est «comme une boîte de chocolats».
John a raison. Elon était là le 19 novembre avec son pote Donald, le 47e POTUS (President of the United States). Pour voir décoller une fusée. «Essaie juste un instant de ne plus voir les choses avec tes lunettes d’Européen défaitiste étranglé par les normes et les règles poursuit John-Forrest, en rajustant sa casquette. Ici, c’est la prochaine guerre qui se joue. Celle avec la Chine. Tu veux que les Chinois soient les premiers sur Mars? Moi, Je préfère donner les clefs de la planète rouge à l’Amérique. Elon, c’est le serrurier de notre avenir»
Retrouvez Trump et Musk à Boca Chica
La bonne clé
Faut que je trouve la bonne clé. Le bon moyen de comprendre qui est Elon Musk «l’Américain». Au Cameron Hotel, Dimitri, le Russo-texan, a garé mon pick-up moyennant cinq dollars, en jurant contre «cet enfoiré de Poutine, face à cet enfoiré de Zelensky».
Je me suis écroulé sur le sofa pas très clean du lobby. Au-dessus du comptoir? Un portrait de Pancho Vila, le fameux révolutionnaire mexicain. Devant moi? Un standard téléphonique hors d’age, oublié là, avec ses cables et ses combinés en bakélite. Je feuillette la biographie d’Isaacson, simplement intitulée «Elon». L’homme le plus riche du monde a un héritage lourd à assumer. L’Afrique du Sud de l’apartheid dans laquelle il a grandit – et qu’il se garde bien de dénoncer – lui a enseigné que l’oppression n’est pas antinomique du développement. Ses premiers pas dans la Silicon Valley l’ont vu se heurter aux cadors de Stanford, cette université qu’il s’est empressé de déserter après deux jours en 1995, lui le jeune immigrant à passeport canadien (par sa mère). Son père l’a toujours méprisé.
Au pied des fusées
L’un des passages les plus savoureux de ce gros bouquin trés bien documenté, mais souvent ennuyeux, concerne le bonheur de Musk au lancement de «Starbase», dans les années 2015-2018. Il vivait là, au pied de ses fusées. Dans un simple pavillon, au milieu de la base-vie, remplie de milliers d’employés. Il se passionnait, paraît-il, pour son petit bout de jardin. En regardant, au loin, les condominiums touristiques de San Padre Island, en face de Boca Chica. Le côté rousseauiste de celui que beaucoup voient comme le nouveau Dark Vador, le prince des ténèbres de la guerre des étoiles.
J’ai finalement compris. Musk vit pour casser ce qu’il s’empresse de recréer. Ejecté de Paypal, le système de paiement numérique qu’il a co-fondé, il se retrouve investisseur dans Tesla avant d’en prendre la direction (après avoir viré son fondateur). Divorcé plusieurs fois, il propose à ses ex-femmes de vivre ensemble pour la garde des enfants. Confronté aux échecs initiaux de ses fusées Starship, il restructure Space X de fond en comble. Sa conviction est que tout peut être réparé. Par la science. Par l’intelligence artificielle. Par l’argent.
Aventurier imprévisible
Les hommes dans tout ça? «Vous croyez vraiment qu’il nous respecte moins que ses empaffés de bureaucrates planqués de Washington? s’énerve mon émule de Forrest Gump. Vous n’avez pas compris qu’ici, aux Etats-Unis, la politique, c’est le pognon et les lobbies. Point. Elon, lui, a tout risqué pour en arriver là. Il a frôlé le précipice. Ce n’est pas Dark Vador. C’est un aventurier imprévisible».
Rassurés?
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